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s’autorisaient d’apparences si généreuses, les crimes même s’évanouissaient dans un tel éblouissement d’épopée, une telle flatterie de gloire attentait au bon sens des contemporains, que l’incertitude des résultats fut comme abolie par le miracle des promesses, que le bloc des nouveautés demeura debout, même à la chute de l’empereur. Même la vieille famille des rois qui revenait comme la revanche du passé se contenta de porter sur le trône le respect de ces changemens. Pourtant la clairvoyance ne manquait pas plus que l’inimitié à quelques observateurs. Au Congrès de Vienne, lord Castlereagh se consolait ainsi de n’avoir pas infligé une plus complète mutilation à nos frontières : « Après tout, les Français sont suffisamment affaiblis par leurs lois de succession. »

Nous restions affaiblis surtout par une inaptitude nouvelle à nous voir tels que nous étions. L’intellect du XVIIIe siècle avait faussé la probité rigoureuse de notre raison. Ceux qui s’étaient eux-mêmes appelés philosophes, comme s’ils eussent été les premiers à réfléchir dans un pays si fécond en grands penseurs, étaient les plus démunis d’esprit philosophique, de celui qui discerne les réalités profondes. Ils possédaient seulement l’esprit rhétoricien, sensible aux superficies des apparences. Et ils nous avaient appris à ne plus nous rendre compte des choses et à accepter l’empire absolu des mots. Le déclin de la morale religieuse semble une émancipation de l’intelligence humaine et Charles X lui-même lutte contre le cléricalisme. Le goût croissant du luxe et des jouissances parait le moteur de l’activité universelle, et le ministre le plus austère de Louis-Philippe donne à la bourgeoisie pour programme : « Enrichissez-vous. » Les risques de confier le gouvernement à la multitude si peu maîtresse d’elle-même ne pèsent rien devant le dogme de l’égalité, et la seconde République, par un acte de foi qu’elle ne discute pas, établit sous sa forme la plus grossière le suffrage universel. Sous le second Empire, on ne se demande pas combien d’hommes perpétuent ce peuple qui n’a pas seulement à gouverner, mais à défendre la nation : ce n’est pas par le nombre, c’est par un privilège de nature qu’il est le premier, l’incomparable, l’invincible et, pour effacer de l’histoire l’humiliation de 1815, la France se jette, les yeux fermés, sur l’épée tendue par l’Allemagne de 1870. La Prusse de 1815 comptait à peine dix millions d’habitans lorsque la France en comptait près