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précéda la première croisade fut marqué, presque annuellement, par de pieuses chevauchées que les moines de Cluny lançaient au-delà des Pyrénées : ils recrutaient des courages, en Bourgogne, pour marcher à la rescousse de la Navarre, et de la Castille, et de la Catalogne ; sous les drapeaux d’Alphonse VI, aux côtés du Cid, des Français travaillaient à reprendre Tolède sur les Maures. Les détresses de l’Espagne chrétienne et ses exploits superbes obsédaient les consciences croyantes ; et nos aïeux aimaient que la merveilleuse chanson de Roland leur parlât de l’Espagne, au temps même où Urbain II venait leur parler de Jérusalem. Le siècle qui suivit la dernière croisade vit Boucicaut faire trois expéditions « ès glaces gelées des marais de Prusse, » pour aider l’Ordre teutonique à combattre le roi de Letho, ce « Sarrasin ; » et dans un grand banquet au château de Marienburg, le grand maître de l’ordre, entouré de chevaliers français, célébra le pacte par lequel les Sarrasins de Letho, c’est-à-dire les Lithuaniens, venaient de s’engager à ne piller et à ne brûler aucunes églises des chrétiens. Les chevaliers teutoniques auront, hélas ! des successeurs, qui les spolieront au nom de Luther, et puis pilleront et brûleront les églises : ils s’appelleront les Hohenzollern.

Tandis que nos hommes d’armes promenaient à travers l’Europe l’esprit de croisade, poètes et chroniqueurs, remontant les siècles, cherchaient un passé, des devanciers, une sorte de généalogie morale, pour les croisés de France. Les Français du temps jadis, un Charlemagne, un duc Guillaume, prenaient, dans le recul de l’histoire, relief de croisés. Charlemagne combattant les Maures en Espagne ne suffisait plus aux imaginations : elles l’expédiaient à Jérusalem : elles avaient besoin, — je reprends le langage du bon moine Jocundus, — qu’il eût « parcouru la terre entière en combattant ceux qu’il voyait rebelles à Dieu. » Toute une partie de l’histoire poétique du grand Empereur se déroulait ainsi comme un poème de croisade ; et les croisés à leur tour se donnaient la splendide illusion, lorsqu’ils traversaient la Hongrie, de suivre « la route que Charles, empereur merveilleux, avait fait construire longtemps auparavant jusqu’à Constantinople. » La croisade, pour se donner élan, inventait dans le passé d’autres croisades, françaises également.

Le prestige du roi saint Louis acheva d’habituer l’Europe