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déjà les arides régions où se rencontre la faim, leur fortune commencée ne se doit-elle pas à son achèvement ? Dans une vie où tout coûte pour que tout rapporte, quelle place reste aux petits êtres qui coûtent sans rapporter ? Encore à ces époux qui, au-dessus du besoin, mettent tout au jeu de leur avenir, rien ne manque pour fonder une famille, que la bonne volonté. Mais c’est la détresse que l’enfant, parfois un seul enfant, apporte à la petite bourgeoisie. Que de ménages sont l’union de deux pauvretés vaillantes : l’homme et la femme débutent dans un commerce ; et pour y réussir n’ont pas trop de leur double effort. Qu’une naissance d’enfant compromette le précaire équilibre, des recettes et des dépenses, les dettes s’accumulent. Donner à l’enfant pour père un failli, est-ce l’avantage du père et de l’enfant ? Plus redoutables encore sont les carrières libérales, les plus lentement lucratives : de jeunes époux se sentent assez courageux pour en affronter les risques et en connaître d’abord la misère ; sont-ils de force à supporter une misère autre que la leur ? Dans les incertitudes où ils se demandent si leur dernier écu attendra leur premier client, leur premier malade, leur premier lecteur, dans les attentes où la détresse doit mentir par la tenue, le logis, les apparences et pour gagner plus tard dépenser d’abord, tout est sacrifice, angoisse, péril : traversée ou naufrage ? Pour que ce soit un naufrage et que deux destinées sombrent, il suffit que s’attache à elles la petite main d’un enfant.

Il est donc naturel que cette bourgeoisie, si elle a pour seule conseillère la prévoyance humaine, hésite à se charger d’autres avenirs avant d’avoir assuré le sien. Et davantage la même prudence sollicite de demeurer stérile la bourgeoisie qui est certaine de ne jamais faire fortune. Il y a en effet des carrières qui sont une renonciation définitive à la richesse, et elles sont les plus nobles. Les premiers serviteurs d’un peuple sont ceux qui veillent sur l’indépendance de ses frontières et de sa pensée ; ces maîtres d’énergie vivent toute leur vie de ressources inextensibles et assez étroites pour ne rien assurer au-delà du pain quotidien. Or, si cette élite cessait de se perpétuer, les dons les plus précieux de la race tomberaient en déshérence : nulle perte ne serait plus irréparable.

Mais la bourgeoisie compte jusque dans ces rangs une minorité où les familles les moins riches de fortune sont aussi