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pensée délivrée ; et l’homme, trahi par toutes les ressources de sa science, se voyait sauvé par l’antique messager de l’amour. Là, c’étaient les appels, la voix de la redoute en détresse. Le commandant rendait compte de la situation, demandait du monde, des secours ; il informait l’état-major de la menace imminente. De jour en jour l’angoisse devenait plus urgente ; enfin le troisième jour, les dépêches se précipitaient, se suivaient d’heure en heure. On sentait haleter le drame.

« 9 heures. Capitaine D… à E.-M. M.[1]. Avant-garde ennemie se dirige sur le fort. Dispositions prises.

« 10 heures. Fort encerclé… Les Boches y montent, mais comptez sur nous, nous tenons bon.

« 11 heures. Tourelle de 75 a dégagé le fort, mais situation critique. Prière faire donner contre-attaque. Esprit de tous excellent. Nous tiendrons jusqu’au bout. »

Le capitaine lisait sans mot dire par-dessus mon épaule. A quoi bon ? Qu’est-ce que des paroles eussent ajouté à ces paroles ? Est-ce que toute l’histoire ne tenait pas là en quatre lignes ? Pourquoi des commentaires qui n’eussent fait qu’affaiblir ? Mais, en replaçant dans l’enveloppe les légers feuillets d’un papier huileux et glacé comme une pelure d’oignon, j’en fis tomber un calepin à couverture de moleskine, un cahier de deux sous, mais que le capitaine devait estimer sans doute particulièrement précieux, puisqu’il l’avait rangé parmi ses trésors les plus secrets. Je jugeais bien ce que c’était et fis semblant de n’avoir rien vu. Qui ne l’a aperçu entre des mains de camarades, le carnet de notes intimes où l’on écrit ce qu’on ne peut confier à personne, ce que l’on cache même aux plus proches, où l’âme s’épanche sans contrainte, et que l’on porte près du cœur ? Que de carnets semblables, élégans ou vulgaires, recueillis parfois tachés de sang sur le cadavre d’un ami, contenant chacun son roman, le son particulier d’une vie ! Mon ami fit un geste pour reprendre le carnet, mais il se contenta de l’ouvrir, comme s’il en prenait décidément son parti, et plaça la page sous mes yeux. Il y avait quelques lignes tracées d’une rapide écriture couchée, d’une main fiévreuse, mais résolue. Toute une âme s’y montrait, gentille et courageuse, avec ses enfantillages, son bon sens, ses tendresses profondes, ses

  1. Cette initiale désigne le général Mangin, nommé le 22 juin à midi au commandement du Corps d’armée.