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voit lentement se former devant ses yeux les tableaux qu’il va peindre. Il n’expose sa première œuvre topique de ce genre qu’en 1872, à trente-huit ans ; il n’est célèbre que vers 1889. Peu lui importe d’ailleurs : il sent qu’il progresse… Un succès plus rapide l’emprisonnerait peut-être dans une formule. Souvent un artiste est pris dans son succès comme le ver à soie dans son cocon : il en meurt. Degas, au contraire, comme Hokousaï, met, année par année, plus de vie dans son trait. Le temps travaille pour lui.

C’est sans doute en pensant à tout cela qu’il dit, un jour, à un jeune artiste pressé d’ « arriver : » « De mon temps, monsieur, on n’arrivait pas ! » parole toujours citée et grandement admirée par la critique, mais qui n’offre aucun sens intelligible à quiconque sait l’Histoire de l’Art, « arriver » ou n’ « arriver point » n’ayant jamais été un critérium du génie. Il se peut que le génie ne s’imposât pas vite au temps d’Edgar Degas, mais le temps d’Edgar Degas n’est pas le seul, dans la suite des siècles, où l’on ait fait de la bonne peinture, et dans le temps où l’on a fait la meilleure, au temps de Raphaël et de Michel-Ange, on « arrivait, » on arrivait vite, on arrivait à vingt ans… Voilà ce qu’aurait pu répondre au maître tardigrade le jeune « arriviste » et encore eût-il pu ajouter ceci qu’il était loisible au fils de banquier qu’était Degas, d’attendre soixante-dix ans pour vivre de son pinceau, mais qu’à ce prix-là on ne pourrait guère citer d’artiste, même parmi les plus grands, qui eût pu peindre… Le mot le plus admiré d’Edgar Degas est donc le seul mot prudhommesque et vain qu’il ait jamais prononcé…

Car nul n’était moins prudhommesque, ni sentencieux que son auteur. En le peignant comme un juge armé d’un code et de balances esthétiques, en faisant de lui une réincarnation de M. Ingres, la légende l’a tout à fait déformé. L’homme a été aussi mal défini que l’œuvre. Ou plutôt, l’image qu’en a donnée la légende est le résultat d’un risible malentendu. Comme Degas ne se tenait pas à la disposition du public, on en conclut qu’il avait horreur du monde. Il avait horreur de la foule, ce qui est un peu différent, et refusait énergiquement de monter sur les tréteaux, en quoi précisément il se montrait homme du monde. De même, parce qu’il ne se précipitait pas dans les bras de tous ses admirateurs, on en conclut qu’il n’avait pas d’amis, quand c’était précisément parce