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doute, n’en ignorait les paroles, et ils allaient joyeusement : les cuivres chantaient la gloire du vieux sabreur, racontaient comment il avait voué aux Français une haine immortelle, comment il en avait tué dix mille à Lützen, comment il leur avait appris à nager dans les eaux de la Katzbach avant de les vaincre encore à la Wartbourg et à Leipzig. La force de l’habitude opérait : d’avoir souvent entendu ce lied, il semblait tout naturel de l’entendre encore, et ces Rhénans ne songeaient pas qu’aux batailles de Lützen, de la Katzbach et de Leipzig, d’autres Rhénans, leurs grands-pères, luttaient dans les rangs français pour maintenir contre la Prusse de Blücher l’empire de Napoléon.

Et cependant, il y avait des sentimens profonds qui restaient encore intacts, toute une subconscience qui se réveillait à de certaines heures. Dans l’Empire, les populations de la rive gauche se sentaient différentes de celles du Mecklembourg ou de la Saxe. Elles étaient renseignées sur leurs origines : le sol parlait, et les noms de lieux avec lui ; Audernach avait une étymologie celtique, Mayence également, et bien d’autres endroits encore. L’époque romaine avait laissé des monumens ; c’étaient le camp et les tombeaux de Bonn, les thermes et la Porte Nigra de Trêves. Charlemagne passait pour avoir apporté la vigne sur les bords du Rhin, et il était enseveli à Aix-la-Chapelle. On n’ignorait pas non plus que les électeurs ecclésiastiques, depuis le milieu du XVIIe siècle, avaient soutenu la politique de nos rois. On savait enfin, et il suffisait de visiter les musées pour l’apprendre, que l’on avait été Français pendant vingt années, au temps de la République libératrice et du grand Empereur.

Au moindre incident, l’esprit particulariste réapparaissait. Les Rhénans s’irritaient de voir affluer chez eux des immigrés venus d’au-delà de l’Elbe, des Ost-Elbier, comme ils disaient, hôtes arrogans et antipathiques chargés de les coloniser. La cherté de la viande, l’augmentation des impôts, les droits sur le tabac, la bière, les allumettes, indisposaient contre la politique impériale, malgré les avantages qu’elle procurait d’autre part. L’appellation de Preusse demeurait un outrage. « Vous confondez trop souvent en France, s’entendait dire à Trêves en 1884 l’architecte Narjaux, la Prusse et l’Allemagne. Rappelez-vous qu’ici, dans les provinces rhénanes, en Bavière, ou