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encore aujourd’hui pour ouvrir le long verrou des portes musulmanes. Et par enchantement, dès que j’eus dans la main la vieille clef rouillée venue du si lointain passé, surgirent devant mes yeux des pistes poussiéreuses, des jardins dans les sables, de formidables armées noires, des murailles rougeâtres, des cours de marbre éclaboussées de sang, des palais qui s’écroulent pour renaître sans cesse, des chambres parfumées remplies de voix de femmes, de jets d’eau, de musique ; je vis Tolède, Cordoue, Grenade, toute la vieille gloire que j’avais traversée quelques jours auparavant pour venir dans ce pays, et je ne les revoyais pas dans leur décrépitude et leur ruine, mutilées par le temps, déformées par les architectes, envahies par les touristes et les commentaires des savans : je revoyais celle beauté vivante, dans sa fraîcheur première, et j’entendais à mon oreille l’antique chanson du « regret » qu’on chante de Tunis à Fez sur les violens et les guitares :


Nous avons passé les beaux jours
à Grenade, ville des plaisirs.
Entre les roses et les bourgeons,
nous avons passé la soirée.
O regrets d’avoir quitté les demeures d’Andalousie
arrêtez de me faire souffrir !


Qu’étaient les riches maisons des bourgeois de Salé et la médersa elle-même auprès de ces demeures nostalgiques ? « Garde bien ta clef, El Korbi, c’est la clef du plus beau des songes. En vain chercherais-tu à Grenade ou à Cordoue la serrure où glisser son fer rouillé. Une autre clef ouvre aujourd’hui ta maison de jadis et les palais croulans. Mais si tu veux, ô vieil Abencérage, nous construirons ensemble une demeure nouvelle ; nous y mettrons une serrure que ta clef saura ouvrir, et dans le frais patio, dont nulle trace de sang ne tachera les dalles, ensemble nous écouterons ce que le bruit d’une eau très pure fait entendre d’éternel aux amoureux et aux sages. »

Le fondouk des huiles, à Salé, ressemble à tous les fondouks : des ânes, des mules, des chevaux vaguent autour d’un puits dans l’odeur nauséabonde de la cour intérieure, et au premier étage, le long de la galerie de bois, s’ouvrent de petites cases qu’habitent les prostituées, ou, comme on dit ici, non sans grâce,