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les filles de la douceur. Ainsi que la plupart des fondouks, celui-là est un bien « habous, » une fondation pieuse, et les quatre-vingts douros que paie le tenancier servent à l’entretien des mosquées.

Sidi Moussa lui-même avait vécu dans cette hôtellerie. On me conduisit à la chambre qu’occupait jadis le saint homme, et dans laquelle, en ce moment, une fille de la douceur, dans sa toilette brillante, avec une étoile au front, du fard sur les pommettes et une cigarette à la main, faisait sa petite cuisine. Comment le Cadi, les Oulémas, les fidèles du marabout supportaient-ils cette profanation ? Pourquoi, là-bas, un tombeau si vénéré ? Pourquoi, ici, un oubli si injurieux ?

« O raisonneur éternel, me dit alors Sidi Moussa, je ne t’ai pas conduit sans dessein dans cette chambre, qui fut en effet la mienne. Apprends donc, fils d’un autre ciel, par le contraste que j’ai mis sous tes yeux, à ne pas t’étonner. Tu en verras bien d’autres dans ce pays, où maintenant je te laisse aller seul. Continue ton voyage, et cesse de t’imaginer que le plus grand intérêt de la vie, c’est de comprendre. Abandonne-toi simplement aux événemens et aux choses. Et surtout garde-toi de jeter sur le monde le regard du sot qui s’indigne, d’imiter l’orgueilleux qui oppose sans cesse son sentiment à d’autres sentimens, sa pensée à d’autres pensées, et de croire, avec le pédant, que la sagesse est unique. »


JEROME et JEAN THARAUD.