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L’œuvre de Rodin est-elle responsable de toute cette littérature ? Assurément non. Il n’y en a pas trace, par exemple, dans ses « Entretiens » sur l’Art réunis par M. Paul Gsell et authentifiés par la signature du maître. Il y a là des causeries familières, où tous les mots portent, où toutes les théories sont appuyées par des exemples concrets et délimités. Aucune de ces thèses inventées par les esthéticiens qui sont éloquentes, confuses et inadaptables. Ce sont des exemples de bon sens, de haute raison et de démonstration lumineuse, à placer près du Traité de Léonard, du Journal de Delacroix, des Discours de Reynolds, des Entretiens de Théodore Rousseau recueillis par Sensier, des Maîtres d’autrefois de Fromentin. Les idées générales sur l’art ne sont pas toujours très nouvelles, mais elles sont toujours justes. Les idées particulières sur la statuaire sont le plus souvent neuves et révélatrices. On y sent l’expérience du bon ouvrier qui parle de ce qu’il sait, et à qui l’on n’en fait pas accroire. Si l’on avait lu davantage ces leçons de l’artiste et moins les gloses obscures dont ses admirateurs l’ont travesti, on se ferait une idée toute différente de son vigoureux esprit.

Ainsi, l’œuvre de Rodin ne saurait nullement être confondue avec la littérature qu’elle a suscitée, mais elle en porte le poids, les stigmates et la teinte générale aux yeux de nos contemporains. Pour la juger avec équité, il faut la décrasser de toute cette sophistique, la dépouiller de ce fatras, de ces bandelettes littéraires où l’on a cru l’embaumer. Il faut la considérer toute seule, en elle-même et pour elle-même, telle que nous la verrions, si nous la voyions sortir de terre dans quelque champ de fouilles antiques, ou telle qu’apparaîtront le Saint Jean, ou le Penseur, dans mille ans, aux yeux des hommes, s’ils viennent à être ensevelis et retrouvés.


II

Imagine-t-on toute l’œuvre de Rodin exhumée de terre, comme le marbre dit le Niobide de Subiaco, ou draguée de la mer, comme le bronze dit le Persée d’Anticythère ?

Ce serait une étrange aventure, dans un millier d’années, qu’une telle trouvaille, pour ceux qui la feraient ! Quels reflets dans leurs yeux, quelle surprise sur leurs visages, quels tremblemens de leurs mains ! Et, aussi, quelles incertitudes dans