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perdu son épiderme poli qui pourrait en donner quelque idée. Est-ce à dire que tous ces accidens devraient être reproduits, que le marbre ou le bronze devraient donner l’illusion de la peau humaine ? Pas un instant, cette idée ne vient à un artiste. La matière de la statue est artificielle, incorruptible, conventionnelle et non seulement elle doit l’être pour qu’il y ait émotion esthétique, mais s’affirmer telle. Elle ne peut donc, nullement, imiter le grain de la peau, ni rien de ce qui tend à donner l’illusion de la réalité, — ce que donne parfaitement la figure de cire, cette négation de l’Art. Seulement, — et c’est là le point, — si l’art ne vise pas à faire la matière identique à la chair humaine, il vise à la faire vivante, parce que la vie elle-même est une beauté. Or la multiplicité des accidens et par-là des jeux de lumière gradués, est une manière de réaliser la vie. Voilà le nœud du problème.

En vérité, il n’est pas très difficile de le poser : ce qui est difficile, c’est de le résoudre, et c’est en cela que Rodin fut un maître. Il n’y a pas l’ombre de trompe-l’œil dans son modelé, nulle recherche de réalisme grossier. Rien n’est plus conventionnel que ses épidermes et pourtant rien n’est plus vivant. C’est par une transposition complète des apparences sensibles qu’il est parvenu à exprimer la vie. On l’a loué infiniment de son génie modeleur : on ne l’a pas trop loué. Seulement, il a poussé si loin la recherche de ces artifices qu’il les a tous épuisés. Il est, lui-même, son propre aboutissement. On le donne parfois comme un maître à imiter : rien de plus dangereux. Dieu nous préserve des Bernins de ce Michel-Ange !

Et maintenant, que dirons-nous de sa pensée ? Qu’elle est tout entière une pensée plastique. L’impression produite, cette impression d’ampleur, de force et de plénitude, avec toutes les souplesses de la forme humaine et les divertissemens des jeux de lumière et les sensualités du modelé, est par elle-même évocatrice de rêves. Des sujets plus définis, construits sur des intentions philosophiques plus arrêtées, Rodin en a rêvé peut-être, mais il ne les a pas réalisés. Sa Porte de l’Enfer, qu’il a remaniée sans cesse, d’où il a tiré des morceaux devenus des œuvres capitales, est restée une maquette. Son Victor Hugo, qui devait être accompagné de la Colère, de la Méditation et de la Mer, est resté seul sur son rocher. Même ses Bourgeois de Calais n’ont pas été assemblés comme il le désirait : les uns