Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 43.djvu/148

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fut-elle pour lui le plus grand des malheurs. Ennemie de tout enthousiasme, de tout lyrisme, cette faculté devait empêcher l’esprit et le sentiment du poète de se plonger, d’accord, dans une même volupté, dans un même songe : une critique attentive, sentinelle consciente et sévère, veillait sans trêve au seuil du mirage poétique.

Il est à observer que ce ton de flegme, de froideur voulue, si marqué dans la prose de Brooke n’est que çà et là perceptible dans ses vers. Quel contraste entre ces Lettres d’Amérique et telles pièces de son recueil de poèmes comme : Grand amant ; Ciel ; Tiare Tahiti, sans parler de ses poignans Sonnets de la guerre ! Ici, à travers chaque ligne, filtre et se répand, à peine contenu, le flot d’une souffrance d’âme inguérissable.


… « Les beaux lacs ténébreux où le cygne se plaît,
Les feuillages obscurs qu’illuminent les roses,
Le grand faste automnal et ses brouillards moroses
Étaient chers à tes yeux, ô frère de Shelley.

Dans tes strophes, l’aurore à la nuit se mêlait,
Le plaisir t’apportait la mort dans ses mains closes ;
Tu voyais, par-delà mille métamorphoses,
Le soleil dont le nôtre est un tremblant reflet[1]… »


C’est ainsi que le poète de La plus grande France, frère lui aussi de Shelley, chante le rêve glorieux de Rupert Brooke. Comment n’eût-il pas reconnu, sous le sourire un peu amer du beau visage de l’aède d’outre-Manche, l’âme morose des poètes spleenitiques ?

Le fait est que le cœur inquiet de Rupert Brooke, traversé sans cesse par une mystique et ténébreuse tristesse, chercha en vain l’extase dans ce qui nous semble durable sur la terre. Peut-être, comme notre Baudelaire, ce que préféra, à la fin, cet extraordinaire étranger, ce furent les décevans nuages : « les nuages qui passent, là-bas… les merveilleux nuages. » En tous les cas, la contemplation constante de l’univers avait donné au poète des sensations pénétrantes jusqu’à la douleur, et son âme s’était heurtée, sans relâche, aux portes d’airain qu’il trouvait fermées devant l’infini :

  1. Alfred Droin, Le Crêpe étoilé.