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« Quand nos rires finissent, quand nos cœurs et nos corps sont en poussière, flottant autour des seuils de nos amis, comme un encens s’épandant dans la nuit, alors les sages s’accordent à dire que commence notre immortalité… Là, nous attend un pays difficile pour nous à réaliser… La, tous sont égaux… Là, vivent les Bons, les Aimables, les Nobles, ceux dont les formes terrestres étaient les pauvres choses brisées que nous avons connues… La, est la Face dont nous sommes les fantômes ; la vraie Etoile, jamais éteinte ; la Fleur dont nous aimons ici-bas le reflet fané… Là, jamais une larme : seulement la Douleur… Là, la danse, mais non plus de membres pour se mouvoir… Là, les chansons disparaissent dans le chant ; au lieu des amans, l’amour sera, et ma joie et ma peine rentreront dans l’éternel cerveau… Mais Ciel, Ciel, oh ! Il nous manquera les palmiers et la lumière du soleil et le Sud !… Et ne sera-ce pas la fin du baiser, là où toutes les bouches ne seront plus qu’une bouche[1]… ? »

Si, angoissé, le poète se détourne amèrement d’un tel paradis :

«… Couronne ta tête, Mamua, et viens ! Entends l’appel de la lune et des sentiers murmurant le long de la paresseuse et chaude lagune. Dépêche-toi de t’enivrer de baisers et de paroles avec ces lèvres qui se faneront, et de jouir du rire humain sur des visages individuels de ce côté du paradis !… Il y a peu de réconfort dans la sagesse. »

C’est cette « sagesse » cependant qui décida le jeune homme à se jeter délibérément dans la guerre, comme dans le seul noble refuge pour ses inquiétudes d’esprit et pour son tourment d’âme :

«… A présent, Dieu soit loué de nous avoir faits dignes de cette heure ; d’avoir capté notre jeunesse et de nous avoir réveillés de notre sommeil. Avec des mains fortes, des yeux clairs, une puissance aiguisée, heureux comme des nageurs sautant dans la limpidité de l’eau, nous nous détournons d’un monde devenu vieux de joie et épuisé ; nous laisserons derrière nous les cœurs malades que l’honneur ne saurait émouvoir, les demi-hommes avec leurs tristes chants et toutes les petitesses vides de l’amour ! Oh ! nous qui avons connu la honte, comme nous trouverons du soulagement à être là, où aucun mal, aucun chagrin n’existe, que le sommeil ne puisse

  1. Rupert Brooke : 1914 et autres poèmes.