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tambourinaire : « Regardez, me disait un compagnon japonais, regardez ce vieillard : il est extraordinairement ce qu’il faut. Je n’en ai vu qu’un encore plus admirable : il est mort ; et la société qui le possédait cesse de jouer jusqu’à ce qu’elle trouve à le remplacer. » Le fait est que le vieux tambourinaire était merveilleux. La vieillesse l’avait amoureusement ciselé dans un ivoire jauni. Son nez et ses yeux étaient légèrement indiqués ; ses rides, d’une étrange finesse ; ses joues, délicatement creusées ; et ses lèvres amincies se fermaient avec obstination sur ses gencives dégarnies. Il semblait être sorti du temps, impersonnel comme un type, impassible et desséché comme un dieu. Les acteurs ne sont jamais plus de trois. Ils sont caparaçonnés de vêtemens bizarres et splendides. Les chevaliers marchent dans des voiles enflés et raides qui leur donnent l’air de se promener assis sur des ballons. Ils ont des immobilités prodigieuses, des pas de danse à vous faire mourir, des pas de danse qui durent un quart d’heure, une demi-heure, une éternité, des glissemens sans fin autour de la scène, avançant un pied puis l’autre, et les genoux pliés. La lenteur de leurs évolutions contraste avec les excitations et les cris des tambourinaires. Ceux qui jouent des rôles de femme portent des masques blanchis qui nous produisent un effet d’horreur macabre et qui donnent aux Japonais l’impression de la beauté. Je me demande si les vers que nos élèves du Conservatoire font ronfler et renifler leur blesseraient aussi cruellement les oreilles qu’à nous la déclamation geignante et glapissante des acteurs de Nô. La sobriété de leurs gestes est extrême, et tous ces gestes sont symboliques. La signification de leurs mouvemens de mains, de leurs attitudes, ces nuances de vie sous ce miroir d’immobilité, nous sont souvent aussi difficiles à saisir que le charme d’un jambage dans un caractère chinois Jamais le jeu scénique ne s’est plus éloigné de la nature. Jamais société aristocratique n’en a plus raffiné les conventions et les artifices. Et je ne dis rien du drame lui-même dont le sujet bouddhique ou guerrier est ordinairement très simple, aussi simple que la forme en est savante, précieuse, elliptique, et parfois d’une étincelante obscurité[1]. Des gens qui ne voient rien au-dessus de cet art ont quelque peine à s’intéresser au nôtre.

  1. Voyez dans la Revue du 1er septembre 1917 l’article de M. Gérard sur le Théâtre japonais.