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entend ne les pas imiter : il entend n’imiter personne. Il a, contre les imitateurs, une haine farouche. Ce sont des singes qui se déguisent mal : il leur reconnaît aussitôt « le manteau sur les épaules. » Ce sont des larrons : « ces messieurs-là eussent été souvent punis en la république de Lacédémone, car on les eût bien souvent pris sur le fait ! » Ici, l’on reprochera peut-être à Saint-Amant de confondre avec le plagiat cette imitation de l’antiquité qui est originale autant que nulle trouvaille et qui est le grand art de nos classiques. Il a tort, si nous songeons à Corneille, Racine, La Fontaine ou La Bruyère. Il n’a pas tort, si nous songeons à tant d’autres écrivains de plus petite sorte et, par exemple, à un Ménage, si estimable de bien des façons, mais qui avait trop de mémoire : et tout ce qu’il tentait d’écrire en vers, un Grec, un Latin, parfois un Français l’avait écrit d’abord. Il est difficile de nier que l’école des anciens, saine à quelques-uns, ne convenait pas à tous ; et que les génies les plus glorieux s’y épanouirent, mais que d’autres s’y étiolèrent. En outre, les adversaires d’un Saint-Amant sont les mêmes qui font à Ronsard un grief d’avoir, en français, parlé grec et latin. Constatons enfin qu’avec toute son indépendance le poète du Contemplateur et aussi des Goinfres suit la meilleure tradition du langage français, riche encore de ses réelles significations et de sa latinité originelle.

Pour s’émanciper, il a de valables excuses, voire de bonnes raisons. Mais on jugera de sa liberté sur le bel usage qu’il en saura faire. Les maîtres écartés, il ne lui reste que lui. C’est périlleux ; et Degas disait d’un vieux peintre jaloux de soi : « Il ne fait rien ; il cherche sa personnalité… » Saint-Amant ne s’est pas lié tout uniment à son génie naturel ; et c’est où M. Roger, commissaire de la marine, se trompe, qui écrit : « La nature seule l’avait fait poète. » Il a compté sur les singularités de sa vie et, notamment, sur l’aventure de ses voyages. A son époque, ils n’étaient pas nombreux, les hardis garçons qui avaient parcouru les cinq parties du monde et qui en rapportaient un opulent trésor de littérature. Saint-Amant se félicite de sa chance et plaint, dit-il, « ceux qui n’ont pas tant voyagé que moi et qui ne savent pas toutes les raretés de la nature pour les avoir presque toutes vues comme j’ai fait. » Saint-Amant, au retour de ses pérégrinations, ne manque pas de ressources pour écrire. Il utilise ses ressources magnifiques dans tous ses poèmes, et dans le Moïse sauvé, poème que Sainte-Beuve a trouvé ennuyeux : le moins ennuyeux des poèmes, tout plein de rudes imperfections, mais tout plein de fantaisie amusante. Est-ce que l’Egypte du Moïse n’est pas dignement