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Le danger des pays agricoles où une large surface du sol est aux mains d’un nombre restreint de propriétaires est le problème agraire. En Roumanie il se pose avec une acuité particulière. C’est de quoi il n’y a pas lieu d’être surpris, lorsqu’on sait que deux mille grands propriétaires détiennent 40 pour 100 des terres du pays, qu’il n’existe qu’un petit nombre de propriétés moyennes et que l’autre moitié de la propriété rurale appartient à un peu plus d’un million de paysans. Toutes les questions sociales et toutes les réformes politiques sont subordonnées au règlement préalable de la question agraire. Dès 1858, le Congrès de Paris s’était préoccupé de la situation des cultivateurs roumains ; il avait imposé aux principautés l’obligation de réviser la loi qui réglait les rapports des propriétaires et de leurs tenanciers. Le prince Couza, qui affectait des allures de souverain démocrate, tout en faisant bon marché de la Constitution, chercha à se concilier contre les boïards la masse paysanne par un partage de terres. Il le mit à exécution en 1864 : 400 000 chefs de famille acquirent alors des droits de propriété. Mais on avait compté sans les qualités prolifiques d’une race, qui augmentait bon an mal an de plus de 100 000 âmes, lorsque je résidais en Roumanie. Encore ce chiffre aurait-il été fortement dépassé, n’eût été la mortalité infantile considérable, due à l’insuffisance de soins médicaux et d’habitations salubres. Au bout de deux générations, le lot de terre attribué à une famille s’était converti en parcelles. Ajoutez aux conséquences déplorables de cet endettement les conditions de travail imposées aux paysans qui cultivent avec leurs bœufs et leurs instrumens, outre leur lopin personnel, beaucoup de grandes propriétés, prises à bail ou en métayage. Les propriétaires font rarement valoir eux-mêmes leurs terres, sauf en Moldavie où subsistent des habitudes plus sédentaires et plus patriarcales. Ils les louent à de grands fermiers ou entrepreneurs de culture, presque tous étrangers, grecs, austro-hongrois et Israélites. C’est dans la poche de ces derniers que tombe le plus clair des profits, qui sont énormes, pour peu que la récolte ait été bonne.

Rien de surprenant à ce que les paysans, ces forces vives de la nation, pressurés par des intermédiaires peu scrupuleux, se soient révoltés à plusieurs reprises contre la dureté de leur sort. J’ai assisté au soulèvement agraire de 1907, bientôt dégénéré en révolte anarchique et en jacquerie, sous l’excitation