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d’imprévoyance. La grande-duchesse Louise de Bade, chez qui j’avais l’honneur d’être reçu en ce temps-là, se lamentait devant moi de l’ingratitude du peuple roumain envers son vieux souverain. Je cherchai respectueusement, mais en vain, à lui expliquer que la mentalité populaire subit, comme un simple thermomètre, l’action de la température ambiante ; elle s’échauffe ou se refroidit, indifférente aux questions de sentimens, sous la pression aveugle des événemens.

Cependant la Fortune ne pouvait se résigner à être infidèle à un prince qu’elle s’était plu à combler de ses faveurs. Elle lui réservait un dernier sourire. Ce fut l’attaque traîtresse des Bulgares contre les Serbes et les Grecs pour leur ravir toute la Macédoine. Le Roi, instruit par l’expérience des derniers mois, mobilisa immédiatement son armée et intervint contre l’agresseur, sans se laisser arrêter par les représentations du cabinet de Vienne, qui espérait l’écrasement de la Serbie. Le ministre d’Autriche le prévint inutilement qu’il allait tuer l’amitié qui le liait depuis trente ans à l’empereur François-Joseph. Le Roi n’écouta que l’intérêt national et passa outre.

Le traité de Bucarest consacra la défaite et l’humiliation de la Bulgarie. La Roumanie lui prenait, sur la rive droite du Danube, Silistrie et un quadrilatère entièrement peuplé de Bulgares. Que faisait-elle, en procédant à cette amputation dans les chairs vives de sa voisine, du principe des nationalités, invoqué par les patriotes roumains pour réclamer les terres irrédentistes de Transylvanie, de Bukovine et de Bessarabie ? Le principe des nationalités est une arme dangereuse à manier : on ne peut pas impunément la rejeter, une fois qu’on s’en est servi, pour en prendre une autre plus commode, sous prétexte de sûreté nationale. Quoi qu’il en soit, la Roumanie parut devenir, dans l’été de 1913, ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : l’arbitre des Balkans. Mais l’heure de jouer ce rôle était passée ; le traité de Bucarest ne fut écrit que sur du sable. La Bulgarie, en effet ; n’était pas écrasée, et elle ne respirait que vengeance autant contre les Roumains que contre les Serbes. « La question de la Dobroudja est ouverte maintenant entre nos voisins et nous, » me disait M. Guéchof, le ministre bulgare à Berlin, avec un geste de menace à l’adresse des vainqueurs. Le roi Carol, pas plus qu’il n’avait deviné la débâcle de la Turquie, ne pressentit la tempête qui allait