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peu après à Guillaume Guizot que M. Cousin « ferait mieux de ne pas se poser en gendarme intellectuel ; » puis, s’élevant presque aussitôt de cette question de personne à la question de principe, dénonçait avec une certaine amertume toutes les philosophies qui « s’érigent en gardiennes de l’ordre public ! » De cet état d’âme naquit le livre qui lui donna décidément la célébrité : Les Philosophes français.

On y constate que la persécution a quelque peu troublé son clair regard, puisqu’il voit en ce temps tous les classiques grecs, latins ou français à peu près du même œil qu’il regarde Cousin, leur commentateur attitré. Il prête à ce dernier pour faculté dominante la raison oratoire. Dans le vaste champ de la philosophie, dit-il, Cousin laisse de côté tout ce qui est scientifique pour développer uniquement ce qui « prête aux effets de tribune ; » s’il donne à l’art pour fonction d’exprimer la beauté morale, c’est afin de le mettre au service de l’éloquence. En un mot, dans l’éclectisme cousinien, le besoin oratoire de prêcher la morale explique tout. Or Tite-Live et bientôt Racine seront expliqués par lui au moyen de la même formule, et l’on objecterait volontiers qu’il est permis de croire à l’utilité de la morale traditionnelle et d’en appuyer les maximes indépendamment de toute préoccupation oratoire. Plus généralement, la théorie de Taine sur la « faculté dominante » est à nos yeux la théorie d’un artiste qui se sent assez sûr de ses dons pour faire accepter, grâce à un développement littéraire prestigieux, les formules les plus hasardées de son choix. C’est pour lui une question de clarté. « Supposons, a-t-il écrit, qu’un historien accepte cette idée générale : la raison oratoire est la faculté dominante du xviie siècle français, ou toute autre, et la développe… Il laissera dans l’esprit du lecteur une idée nette de notre xviie siècle. » Oui, nette, à coup sûr, répondrait-on, mais peut-être incomplète et, si le théoricien n’a pas été entièrement heureux dans son choix, fallacieuse. Aussi bien l’explication par la tendance oratoire de toute la conception rationnelle de la morale et de la vie humaine était-elle une gageure de jeunesse que l’auteur de l’Idéal dans l’Art devait laisser de côté par la suite. Mais, en modifiant quelque peu son vocabulaire, il continuera de suspecter la raison classique ; il en voudra tirer la religion jacobine, et, trop longtemps attardé dans cette gageure nouvelle, il ne trouvera plus en lui la fraîcheur d’esprit nécessaire