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et d’oisive passivité. » Il se peut qu’il aille au-devant de la mort, lui seul contre deux peuples, mais qu’importe ? « Voici, lui dit son Ame, il arrivera que, s’ils te massacrent, je baiserai tes lèvres pâles et je t’aimerai pour l’éternité. »

L’entreprise réussit, l’Enfant divin est sauvé, les hommes sont réconciliés avec la divinité courroucée. Prométhée acceptera-t-il maintenant d’être leur roi ? Il n’est plus temps, une justice trop tardive n’est plus efficace et rien ne peut rendre la jeunesse et la force à une grande âme meurtrie par l’âge et par le malheur : « C’est pourquoi, puisqu’une erreur fatale a détruit mon corps et ma vie, et que le Lion est mort en moi, ainsi que le Chien, il est trop tard, et mon cœur ne désire plus que la solitude et mes yeux ne cherchent plus que la terre. »

Un puissant réconfort demeure : l’instant d’ivresse où Prométhée, seul dans sa forêt, comprend tout à coup qu’il a pleinement réalisé son être et que son Ame est contente de lui : « O mon Ame, s’écrie-t-il, déesse pleine de grâces ! En vérité, tu m’as récompensé richement et tu m’as amplement payé de toute ma souffrance et de toutes mes blessures ! Car voici, tu m’as fait gravir la cime de mon existence, et à cause de cet instant toutes les générations à venir me porteront envie, malgré le labeur inquiet de mes longues années… Mais à présent, adieu, époque divine, heure d’orgueil et de fière souffrance, où chaque pierre m’était un présage de victoire, où les bois et les sources partageaient mon espoir ! » Puisque la lutte est finie et la victoire acquise, il suffit désormais d’attendre la mort, patiemment, et d’espérer parfois une visite de l’amie divine qui ressuscite un souvenir des premières ivresses. Si on demande, pourtant, à Prométhée qui est sa déesse, il répondra qu’il n’en sait rien : « Je ne lui ai demandé ni sa profession, ni son nom, ni exigé d’elle le moindre papier. Mais un après-midi d’été, je l’ai rencontrée au bord du ruisseau, parmi l’éclat des fleurs, et aussitôt j’ai cru en elle, à cause de sa souveraine beauté. » Peut-être n’est-elle qu’un mirage ou qu’une chimère. Peut-être n’a-t-elle pas plus de réalité que la chenille brune qui tombe de l’arbre et rampe dans l’allée. Qu’importe ? « Que nous importent le ciel et la terre, et que nous fait le jugement de Dieu ou des hommes ? Ce sont des étrangers, impuissans à donner la béatitude ou l’enfer à notre patrie intérieure. »

Livre étrange et beau que le Prométhée. Livre à la fois très