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nuages. Il note le ruissellement cristallin de la lumière, à travers les grottes azurées de l’éther, et l’heure crépusculaire où « l’ombre et la lumière se sont évanouies, en remontant vers le ciel pâle et translucide, tandis que sur le fond opaque de la terre les couleurs lourdes pèsent encore sur les choses. »

La montagne suisse, ses forêts et ses pâturages, les mille ruisseaux qui bondissent dans ses cluses rocheuses, Spitteler les peint d’un coloris vif et pur, dans la lumière changeante des heures et des saisons. Et quand il évoque la mer, une mer glauque et dorée d’où surgissent à l’horizon les Iles Bienheureuses, on croit discerner un souvenir de paysages italiens, ceux du lac Majeur ou du lac de Côme[1]. Sa couleur tâche à s’éclaircir encore, à n’être plus que lumière, sans ombre goudronnée, sans délayage affadissant — pareille, par la transparence rayonnante, aux plus vibrans paysages d’un Signac ou d’un Claude Monet. « Et point n’étaient ces couleurs semblables à celles qui couvrent à flots la surface du monde, engrisaillées par l’atmosphère opaque, maculées par les communs usages, avec des airs d’avoir traîné par les chemins, le regard hébété et le visage flétri : celles-ci, extraites des rayons les plus purs du soleil, posées par louches éclatantes, brillantes comme d’un feu intérieur, juxtaposaient hardiment les lumières aux lumières et bravaient en riant les jugemens timorés. »

La nature est pour Spitteler autre chose encore qu’une magie musicale et colorée : elle est un symbole continu de la vie de l’âme, elle est peut-être elle-même pénétrée d’âme : les montagnes, à l’horizon, se dressent « pareilles à des pensées, pareilles aux intuitions d’une âme noble qui médite devant l’univers ; » la forêt, parmi la vie jeune et gaie de l’été, semble « un homme mûr et grave, que le malheur n’a point courbé ; » le nuage parle à la vallée qu’il survole, le tilleul et le chêne murmurent au voyageur de confuses paroles, le ruisseau raconte d’interminables histoires ; « au flanc des montagnes, les forêts vivantes changent de visage, et du haut des nombreux sommets les rocs croulent et s’effritent comme du sable dans les profondeurs houleuses de la mer. » Les phénomènes atmosphériques eux-mêmes se concrétisent en vagues formes animales : les nuages orageux traînent sur les prairies du ciel leurs corps

  1. Dans son petit Guide du Gothard, Spitteler désigne la région comprise entre Côme et Bellinzona comme étant « le Paradis. »