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chacun, à tour de rôle, surpasse les autres. Qui sera le premier, en fin de compte, non pour les chiffres des citations, non pour la renommée et le public, mais selon le témoignage de ses compagnons, le plus clairvoyant et le plus sûr, car nul ne trompe ses pairs ? Sera-ce le froid et calme Dorme, qui s’en va à la bataille comme un pêcheur à ses filets, qui ne parle jamais de ses exploits et qui, sous cette apparence modeste, douce, bienveillante, porte un cœur plein de haine contre l’envahisseur qui occupe Briey, son pays, et, durant dix mois, a retenu et maltraité ses parens ? Rien que sur la Somme, ses victoires officielles ont atteint le nombre de dix-sept ; mais il en faudrait ajouter bien d’autres, si l’on consultait l’ennemi, car ce silencieux, ce pondéré est d’une invraisemblable audace. Il s’aventure jusqu’à plus de 15 et 20 kilomètres au-dessus des lignes allemandes, tranquille sous les averses d’obus qui montent de la terre. Si loin chez eux, les avions boches se croient à l’abri, quand, du Sud ou du Septentrion, surgit ce paladin. Cependant il rentre, souriant, aussi frais qu’au départ. À peine obtient-on de lui un bref procès-verbal. On inspecte son appareil : aucune trace de projectile. On dirait que ce touriste revient de promenade. En plus de cent combats, son avion n’a reçu que trois toutes petites blessures. Son habileté manœuvrière est incroyable : ses virages serrés, ses renversemens mettent l’adversaire dans l’impossibilité de tirer. Il sait rompre à temps le combat si sa propre manœuvre n’a pas réussi. Il paraît invulnérable. Plus tard, bien plus tard, comme il combat sur l’Aisne (mai 1917), Dorme, enfoncé au loin chez l’ennemi, ne reviendra pas.

Sera-ce Heurtaux, dont le jeu est aussi délicat et fin que lui-même, virtuose de l’air, adroit, souple et spirituel, dont le coup d’œil et la main égalent en rapidité la pensée ? Sera-ce Deullin, attentif à la manœuvre d’approche, prompt comme la tempête ? Ou l’endurant, le robuste, l’admirable sous-lieutenant Nungesser, ou le sergent Sauvage, ou l’adjudant Tarascon ? Sera-ce le capitaine Ménard, ou Sanglier, ou de la Tour ? Mais vous savez bien que c’est Guynemer. Pourquoi donc est-ce Guynemer, de l’avis de tous ses rivaux ? L’épopée ou l’histoire ont associé bien des noms d’amis, Achille et Patrocle, Oreste et Pylade, Nisus et Enryale, Roland et Olivier. Toujours, dans ces amitiés, l’un des deux est dépassé par l’autre, et ce n’est ni