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Théophile Gautier ni Judith Gautier ne tolèrent que la poésie soit soumise aux doctrines des philosophes. Et l’on pourrait épiloguer là-dessus. Mais il y a, dans l’histoire de la littérature, des moments où les écrivains, éperdument épris de pensée, comme on dit, vont presque à dédaigner le jeu subtil et anodin de la littérature. C’est une faute, et un péché contre son art, que l’auteur d’Iskender et du Dragon impérial, non plus que le poète d’Émaux et Camées, n’a point commise.

Dans ses romans de tous pays lointains et de toutes époques loin taines, Judith Gautier n’a cherché que le divertissement littéraire. Et, comme il n’est pas de plus parfait divertissement que la beauté, c’est la beauté qu’elle a cherchée en tous pays lointains et en toutes époques lointaines. Beauté des paysages et des costumes, beauté des âmes et des actes. Elle imagine des héros qui ont une force étonnante et qui accomplissent leurs exploits tantôt avec une facilité prodigieuse et tantôt avec une sublime patience. Son Iskender, par exemple, quand il va chercher Rustem fils de Zal dans le château inaccessible où ce vaillant guerrier s’est exilé avec son orgueil, il affronte tous les périls des montagnes, des précipices, des avalanches ; il chemine entre des rocs qui le blessent ; il a le vertige, il souffre et, cent fois, risque la mort. Puis un ravin profond le sépare de son but. Il se dépouille de ses vêtemens, recule de cent pas, respire longuement, court d’une vitesse furieuse, bondit : et, le bond qu’il a fait, seul l’a fait avant lui Raschk,le coursier fabuleux. Alors, il aborde Rustem fils de Zal et petit-fils de Rustem le Vainqueur. Mais Rustem fils de Zal est un Iranien qui, dans la grande bataille où Iskender de Roum a triomphé, lutta vainement et perdit ses troupes. Le premier de sa lignée, le descendant de Rustem le Vainqueur est un vaincu : et c’est pourquoi, dans le jardin de son château inaccessible où il se croit seul à jamais, il pleure. Iskender lui adresse la parole obligeamment : « Ô guerrier, héros merveilleux, dont l’histoire semble fabuleuse, pourquoi pleures-tu ? » Et Rustem : « Qui tourne en dérision ma douleur ? » Sa main cherche l’arme qu’elle avait à la grande bataille, une massue à tête de vache. Iskender ne le craint pas et l’admire ; afin de le consoler et afin de favoriser la splendide énergie de ce héros, il a des argumens plus adroits que n’en trouva le vieil Aristatalis aux meilleurs endroits de sa dialectique. Les deux héros nouent alors une amitié digne de celle qui unissait Achille et Patrocle ou, si l’on veut, Roland et Olivier. Ce sont des personnages d’épopée. Or, l’épopée ancienne a continué, dans notre littérature, par ces romans de chevalerie qu’un jour, à Saint-Fargeau, Mademoi-