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quitte cette maison dont l’air lui est devenu irrespirable. Elle se réfugie chez sa grand’mère qui, elle, ne fait pas de livres ! Denise part, Sorrèze part. Un article, juste mais sévère, du jeune Flauaut a été la goutte de fiel qui fait déborder la coupe. Comme cadeau d’adieu, le rancuneux romancier organise à son amie une tournée de conférences en Argentine, richement payée. Ainsi Armand Duval jetait à Marguerite Gautier une liasse de billets de banque. Vous devinez le désespoir de la malheureuse femme célèbre que tout le monde abandonne. C’est la faute à la littérature. Aussi lorsque la timide débutante que nous avions vue, au premier acte, apporter un manuscrit, vient la rechercher et quêter des encouragemens, on imagine comment Claude Bersier la reçoit. Faire des livres ? Plutôt vous jeter tout de suite à la Seine !… Ainsi, Claude Bersier reste seule avec sa gloire. Je me trompe : son mari lui reste. Quand je vous disais que ce mari est tout plein de mérites ! Mais ce sont des mérites dont une romancière fameuse n’a que faire.

Ce drame pathétique ne nous a pas émus un instant et pas un instant nous n’avons été tentés de prendre en pitié l’infortunée Claude Bersier, non plus que Sorrèze ou Flahaut. Pourquoi ? C’est que nous devinons en eux une mentalité exceptionnelle, anormale, et qui les prémunit contre les souffrances auxquelles est exposé le commun des mortels. Nous tous de qui la littérature n’a pas troublé la cervelle, nous sommes d’abord des êtres de chair et de sang que secouent les passions communes à l’humanité : l’être de métier ne vient qu’ensuite. Chez ces gens, c’est l’inverse. L’âme professionnelle a tué en eux l’âme simplement humaine. Romancier et romancière, ils s’aiment en littérature, et leur grand amour est à la merci d’un article de journal. Claude Bersier se plaint, et bien sûr en toute sincérité, de ne posséder l’affection ni de son mari ni de sa fille. Mais obscurément cette conviction est en elle qu’il faut choisir entre la félicité bourgeoise et d’illustres malheurs. Et elle a choisi. Elle s’en défend, cela va sans dire, et ce sont de ces choses qu’on ne s’avoue pas à soi-même. Mais nous lisons en elle. Et d’ailleurs ils en sont tous là dans ce monde extravagant : ils n’ont pas une goutte de sang dans les veines, ils n’y ont que des flots d’encre.

C’est cette conception de la mentalité propre à ceux et à celles qui font métier d’écrire qui « date » dans la Triomphatrice. Elle nous reporte à une époque qui n’est plus la nôtre. Il y a eu plus d’une étape dans l’histoire sociale des écrivains. Dans la France d’autrefois l’artiste n’existait pas, on ne connaissait que l’artisan, et l’art