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sans moyens financiers, vaincre sans le nerf de la guerre, et par l’unique effort du labeur et de l’entêtement, voilà le génie[1]. »

Il est certain que François Buloz sut s’imposer ; on comprit que son effort aboutirait. Il donnait à tous l’impression de la force tranquille et laborieuse, et aussi, il avait le don de discerner le talent chez les très jeunes ! N’a-t-on pas dit de lui que c’était un « sourcier ? » Excellente qualité pour un directeur de Revue : il croyait à la jeunesse, il croyait aussi aux modestes, car il y avait alors des débutans modestes. Combien de jeunes ont débuté rue des Beaux-Arts ! Musset n’avait que vingt-deux ans lorsqu’il collabora à la Revue pour la première fois ; Jules Simon y fut accueilli sortant de l’Ecole normale (timidement, il avait jeté son premier article dans la boite aux journaux de la Revue ; quelques jours après, on l’avisa que son travail était à l’impression) ; Henri Blaze, présenté par Dumas, avait vingt ans quand parut sa première œuvre, et tant d’autres !

Jules Simon nous confie : « Je pouvais écrire des articles, je me croyais assez bien doué pour le journalisme, — excusez cette vanité, — je me croyais donc capable d’écrire, mais je me savais incapable de me proposer[2]. » La Revue était désignée pour présenter au public ces talens naissans. « Quand on apprit que, dans un recoin perdu du faubourg Saint-Germain, se formait la ruche aux idées, ce fut partout une envolée soudaine de joyeux et libres talens. Mais personne ne s’inquiéta de savoir si Buloz avait de l’argent, et combien. » Il faut ajouter que « ce monde-là écrivait, chantait, philosophait et dissertait à l’aventure, quelques-uns pour la gloire, le plus grand nombre pour le plaisir[3]. » En résumé, il y eut entre la Revue des débuts et la génération pensante de 1831 un échange : celle-ci trouva à temps une tribune autorisée qui l’imposât au public, celle-là en groupant autour d’elle les talens nouveaux, établit son renom, et étendit son influence. En outre, elle fut accueillante avec libéralisme, sans souci d’opinions religieuses ni politiques.

J’ai sous les yeux un des premiers numéros de la Revue des Deux Mondes ; c’est un mince cahier de début ; sa couverture saumon est ornée d’une vignette étrange, une vignette de Tony Johannot, qui représente le Nouveau Monde, nu comme il sied,

  1. Henri Blaze, Mes Souvenirs de la « Revue des Deux Mondes. »
  2. Jules Simon, Premières années.
  3. Henri Blaze, Mes souvenirs, déjà cités.