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persévérance… En matière de théâtre, le public est juge souverain… Aussi quand il (le critique) vous aura longuement entretenu des vices du poème, du défaut d’agencement des rôles, de tous les griefs plus ou moins fondés que son esprit d’analyse lui suggère, dites-lui seulement : « Tout cela est vrai peut-être, mais veuillez m’expliquer comment il se fait que j’aie « pleuré[1] ? »

Alfred de Musset exprime à peu près la même idée, dans l’un des deux sonnets qu’il dicta un soir à George Sand sur Chatterton, « dans quelque nuit d’exaltation maladive : »


… Messieurs du journalisme,
Quand vous aurez crié sept fois à l’athéisme,
Sept fois au contre-sens, et sept fois au sophisme,
Vous n’aurez pas prouvé que je n’ai pas pleuré…


« Messieurs du journalisme, » c’est G. Planche, que Musset, pour bien des raisons, haïssait.


O critique d’un jour, chère mouche bovine,
Que te voilà pédante au troisième degré,
Quel plaisir ce doit être, à ce que j’imagine,
D’aiguiser sur un livre un museau de fouine,
Et de ronger à l’ombre un squelette ignoré !


Après la rupture avec G. Sand, Musset, se souvenant de ces deux sonnets, priait F. Buloz de les faire brûler… « Ayez la bonté de prier Mme Dudevant, lorsque vous la verrez, de brûler les deux pages de vers que j’ai laissées chez elle, il y a quelque temps. » Il craignait la publicité pour ces sonnets, et il disait : « C’est une affaire de pure vanité littéraire, je suis faiseur de vers, c’est mon métier, j’agis par intérêt pécuniaire ; » et parlant de Vigny : « Dites-lui, je vous en prie, si vous le voyez, combien j’admire Chatterton, et que je le remercie de tout cœur de nous avoir prouvé que, malgré les turpitudes qui nous ont blessés, dégradés, ou abrutis, nous sommes encore capables de pleurer, et de sentir ce qui vient du cœur. »

S’il n’y réussit guère, Buloz essaya toujours de panser les blessures que le sensitif Vigny se plaignait de recevoir des

  1. 1er mars 1835.