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était vide et ne tenait plus debout que par miracle. Enlizée dans l’eau grise, elle découpait sur les ouates du petit jour la silhouette tragique d’une épave. Il était à peu près six heures et demie du matin. Aucune autre maison n’était en vue des deux côtés de la chaussée jusqu’au prochain carrefour et la double colonne en avait profité pour accélérer son allure. Elle arriva ainsi, sans avoir essuyé un coup de feu, en se défilant entre les peupliers, à la croisée de la grande route et d’une petite levée de terre qui allait de celle-ci à la berge sud du canal. Au-delà de la fourche, en contre-bas, des maisons s’ébauchaient : il y en avait une à main droite et tout un groupé à main gauche qui pouvaient receler des forces ennemies. La prudence commandait de les reconnaître avant de continuer la progression. Des patrouilles y furent donc envoyées. Celle des marins, qui avait à explorer la maison de droite, était commandée par l’enseigne de vaisseau Souêtre. Elle n’était pas encore à destination que le bruissement d’un obus passa au-dessus de la chaussée, suivi de plusieurs autres. Le capitaine Le Page se retourne, voit une mare de sang, des lambeaux de capote, tout ce qui reste d’un de ses marins anéanti par un obus lancé de nos lignes.

Un second projectile tombe sur la ferme que la patrouille s’apprête à explorer et où l’ennemi, dit-on, avait un dépôt d’approvisionnement. Les murs sautent. D’autres obus fauchent à droite et à gauche. Vite on envoie des agens de liaison jusqu’aux anciennes tranchées de la route de Ramscapelle, qui possèdent la liaison téléphonique, pour prévenir l’artillerie de son erreur et lui demander d’allonger son tir. Mais, dans l’intervalle, l’aube avait fait place au jour : éveillé par notre artillerie, l’ennemi s’était mis sur ses gardes et l’on ne pouvait plus compter le surprendre. D’un commun accord, le capitaine de Tarlé et le lieutenant de vaisseau Le Page décidèrent de s’en tenir là provisoirement et comme, entre temps, les patrouilles avaient reconnu que les maisons voisines étaient vides, ordre fut donné de les occuper et de les créneler. Une tranchée fut creusée en avant sur la route ; deux autres sur la levée de terre qui furent garnies par les marins, tandis que les chasseurs, poussant jusqu’au canal, allaient s’établir dans de vieilles tranchées allemandes évacuées par leur garnison.

La décision des deux officiers avait été prise sous leur responsabilité personnelle et, bien qu’elle dérangeât les plans