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l’inondation. Ces doris sont d’assez grandes barques à fond plat qui servent à la pêche moruyère ; les hommes y prennent place, quand la goélette est à la cape, pour aller mouiller et relever leurs palangres. Deux pêcheurs, un patron et un « avant, » forment tout leur équipage, mais, comme l’embarcation ramène quelquefois jusqu’à trois cents morues, on lui donne un gabarit assez large. Très légères et très mobiles cependant, maniables à la perche comme à la rame, ces doris paraissaient on ne peut plus propres à naviguer sur des marais sans profondeur. Elles avaient été logées à la gare, d’où on pouvait aisément les lancer en bas de la voie ferrée qui trempait dans l’inondation. Le commandant de Jonquières s’était rendu de nuit à Ramscapelle pour procéder en personne à l’opération. Mais, au dernier moment, on constata que le choix de l’intendance ne s’était pas porté sur la fleur du panier : plusieurs des doris avaient besoin d’être calfatées, trois étaient complètement hors de service et toutes manquaient de nables, qu’il fallut leur confectionner sur place. Vaille que vaille, on put en mettre dix-sept à l’eau, et la compagnie s’y embarqua au complet, à raison de sept ou huit hommes par embarcation. Les écharpes de la brume, l’absence de lointain, le calme de l’air, tout conspirait pour donner ou ne sait quoi d’étrange et comme de léthéen à cette zone inondée dont la surface ne reflétait que les blancheurs molles en suspension dans l’atmosphère ou le grand vol las d’un héron dérangé par les nageurs. Les barques partaient l’une après l’autre en s’espaçant ; les hommes se courbaient pour que leur silhouette ne dépassât pas trop le niveau de bordage ; les ordres se donnaient à voix basse, car, bien qu’on fût assez loin de l’ennemi, on savait avec quelle intensité l’eau propage le son ; les rames mêmes, feutrées de chiffons, ne faisaient aucun bruit en plongeant. Presque tout de suite la brume absorba ces fantômes. « On les vit quitter la rive, dit un témoin[1], diminuer, se fondre. Ils étaient partis deux cents[2], l’arme bien en main. On ne les vit plus. Longtemps après, longtemps, on entendit des coups de fusil. » Mais cette fusillade venait d’ailleurs et la traversée s’était accomplie sans accident, sinon sans difficulté. Malgré leur faible tirant d’eau, les doris touchaient continuellement ou s’embarrassaient dans

  1. Albert Londres, Matin du 21 décembre 1914.
  2. Exactement, 120.