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avec la perspective de sa longue table bruyante de dîneurs en bleu horizon et, au fond, la lubie d’honneur où trônait autrefois l’intrépide petit général D… dans une pénombre de grill-room, luisante de cuivres, de fourneaux, de bassines, de siphons, tandis que l’alignement des drapeaux alliés fait planer sur la scène une ressemblance auguste de voûte des Invalides. Et le néophyte entrant là pour la première fois écoute religieusement son aine : « C’est ici qu’a parlé Lloyd George… »

J’avais rencontré le colonel le matin même, dans une écoute de la citadelle. Il arrivait, relevé de la nuit précédente, après une saison assez dure vers le bois des Caurières, et n’attendait plus que les camions qui l’emmèneraient après-demain, lui et son régiment, pour quelques semaines à la campagne. Il était fatigué, amaigri, énervé et ne se souciait pas de descendre à table d’hôte, ni même de diner à la table du gouverneur et de faire, auprès de personne, figure d’invité. Il avait fait servir chez lui, c’est à-dire dans une des casemates supérieures où il avait ses quartiers de passage. Un colonel, celui-là surtout, est toujours une manière de prince féodal, un seigneur qui se déplace en force, comme les grands d’autrefois, avec ses familiers, son médecin, son cuisinier, même son chapelain, si le cœur lui en dit, bref, avec ce qu’on peut appeler sa « maison. » Peu importe que la chère soit maigre (elle est presque toujours excellente) et que le couvert d’étain soit posé, comme c’était le cas, sur des feuilles de journaux déployées en guise de nappe : il suffit de la présence du maître pour attester le principe. Quand l’ordonnance, ayant disposé la « popote » sur la table de bois blanc qui servait de bureau, annonça que « le colonel était servi, » ce fut exactement comme si le majordome d’une Altesse voyageant incognito nous avait appris que Monseigneur, au lieu de se montrer en public, décidait de souper en petit comité dans ses appartemens.

C’est toujours un nouveau plaisir et comme une légère ivresse de se retrouver dans ce lieu fameux entre les plus illustres qu’est devenue désormais, par la grâce de l’Empereur allemand, la citadelle de Verdun. On n’arrive pas à la satiété de tant de gloire. Le cadre est d’ailleurs par lui-même un des plus étonnans du monde et digne de l’histoire : tout fourmille de visions pour un Rembrandt, pour un Goya. Et rien n’est plus étrange qu’un voyage dans ce Mont Saint-Michel noir,