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« Je sortais de la mort, de l’horreur, des ténèbres, et je revoyais le monde comme pour la première fois. Quel contraste ! Des champs, des blés, les files de peupliers qui bordent la rivière : une journée, la plus radieuse de l’année ; la matinée la plus divine et la plus virginale ; aucune trace de la guerre : des hommes se promenaient sans casques, sans capotes, jouissaient de la lumière du jour, comme si la bataille n’avait été qu’un mauvais rêve, une illusion pénible de mon imagination malade. Je croyais sortir d’un tunnel et découvrir soudain la verdure, la campagne, comme les Hébreux pénétrèrent dans la Terre promise, comme on entre parfois en songe dans la félicité de quelque Eldorado. Il me semblait recevoir tout d’un coup la vie et voir la nature pour la première fois.

« J’arrivai à la Meuse. La vue de l’eau me fit connaître une chose bien singulière : c’est que j’avais soif. Il y avait quinze heures que je n’avais bu. La soif, c’est une des pires souffrances de la guerre. Un champ de bataille, c’est le désert, le pays de la soif ; le manque d’eau est une des tortures de ces régions du feu. Des hommes, faute d’eau, boivent leur urine dans leur casque. Je mourais de soif et ne m’en étais pas aperçu. Trop de sensations violentes m’avaient distrait de ce besoin. L’aspect de l’eau le réveilla comme une brûlure. C’était celle de la rivière, une eau suspecte, défendue, où des morts achevaient de pourrir. J’étais seul, je me couchai à plat ventre sur la berge, et, — pardonne, ô Gédéon ! pardonne, Ardant du Picq[1] ! — je bus, je bus à longs traits, je humai cette fraîcheur comme jamais chien de meute n’a lampe à l’heure du bat-l’eau la glace des étangs de Commelles ou de Vallière.

« Le régiment était cantonné à Thierville. Je cours au bureau, installé dans le presbytère, un joli presbytère où il y avait un jardin, des roses… L’auto de la division attendait à la porte ; je trouvai du lait, j’en avalai coup sur coup plusieurs tasses. Je ne pouvais me rassasier de boire. A l’état-major, tout fut réglé en cinq minutes. Il ne pouvait y avoir aucune difficulté, n’est-ce pas ?…

« Je me mariais… »

  1. I Reg. VII. 5-8. Le colonel a lu les Études sur le Combat, qui sont le bréviaire de l’officier moderne, et qui portent en épigraphe ces mots : Méditons Gédéon. Gédéon est certainement le guerrier de l’antiquité Israélite le plus populaire en France.