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est de tous les temps et que la particularité est d’une époque. Ce serait logique, en somme. Seulement, la réalité se moque de la logique. Ou bien, si l’on veut, il y a toujours maintes combinaisons que la logique tolère : elle est plus tolérante qu’on ne l’a dit. Et la réalité choisit parmi ces combinaisons : elle est plus capricieuse que les théoriciens ne le croient. En réalité, les œuvres qui ont le mieux traversé les siècles avant de s’établir dans l’éternité sont merveilleusement particulières : l’Enéide est un poème de circonstance ; la Divine Comédie a besoin d’un perpétuel commentaire. Mais ce n’est pas comme une épopée romaine que nous lisons l’Enéide ? et ce n’est pas pour ses allusions à des événemens ou des personnages abolis que nous lisons la Divine Comédie ? Nous lisons ces poèmes, qui ont survécu parce qu’ils étaient vivans : et il n’est de vie que particulière. Il n’est rien de moins vivant que les idées toutes seules ; et, entre les idées, les plus générales sont les moins vivantes, à moins qu’elles ne soient soudain prises par tels gaillards qui, les joignant à eux, leur communiquent leur entrain.

Les Contemporains sont tout pleins d’idées ; mais de quelles idées ? précises, non pas élargies au delà de leurs limites premières, confinées au contraire, attachées à leur point d’origine et munies de tous les petits faits, hasardeux quelquefois, dont elles sont la prudente formule : les idées qui séduisaient Lemaître, cette année-là, ou ses impressions.


Lemaitre m’accuserait de lui prêter une philosophie, et la refuserait. Il n’en voulait, à proprement parler, aucune. Seulement, les raisons qu’il avait de n’en vouloir aucune en font une. Il a écrit : « Changeans, nous contemplons un monde qui change. » C’est la plus jolie formule, et désespérante, qu’on ait trouvée, depuis Montaigne, après Héraclite, pour garantir l’esprit humain contre les périls de la certitude. « Et, ajoute-t-il, même quand l’objet observé est pour toujours arrêté dans ses formes, il suffit que l’esprit où il se reflète soit muable et divers pour qu’il nous soit impossible de répondre d’autre chose que de notre impression du moment. » Ces lignes sont de la deuxième série des Contemporains et du temps où Lemaître était plus occupé que jamais de critique et de littérature. Alors, demande-t-il, « comment donc la critique littéraire pourrait-elle se constituer en doctrine ? » Il compare l’intelligence du critique à un miroir devant lequel passent les œuvres de tous les écrivains ; long défilé, très divers. Et, pendant le défilé, les images sont à chaque