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et une fuite. La petite troupe avançait péniblement, le long des précipices, dans la nuit des forêts qui, à cette époque, couvraient toute la montagne. Après quatre heures de marche, comme on avait traversé la Foglia et le torrent de Conca et qu’on approchait de cette chaîne de montagnes qui aboutit au piton de San Leo, on respira plus à l’aise. San Leo, gigantesque obélisque debout parmi les montagnes qui vont s’abaissant, sur la rive droite de la Marecchia, des Alpes de la Lune et du Sasso Simone à la plaine et à la mer, à dix kilomètres à vol d’oiseau de Saint-Marin, est une des forteresses les plus inaccessibles du monde entier. Quand Dante, au IVe chant du Purgatoire, veut donner l’idée d’un rocher abrupt, impossible à gravir, il dit qu’il l’est davantage même que San Leo. C’était plus encore pour la race des Montefeltro : c’était le sommet dédié à Jupiter Feretrius, Mons Feretri, le Dieu jadis tout-puissant dont le nom et la protection étaient descendus sur tout le royaume, puis la demeure du saint ermite Léo, le miracle de la nature et de l’art, le palladium de l’État d’Urbino. Là, avec une garnison petite, mais fidèle, et un peu de canon, Guido pouvait tenir en respect les troupes de Borgia indéfiniment. Mais il fallait y arriver…

On y arriverait, sans doute, dans la journée du lendemain. Jusque-là, aucun danger n’était apparu. Mais à mesure qu’on approchait du but, la montagne déserte semblait s’animer. Des silhouettes suspectes, au long des crêtes, paraissaient et disparaissaient sur la lumière mal éteinte du ciel, dans cette nuit du solstice d’été, une des plus courtes de l’année... Quand on les rejoignait, c’était un berger, un chasseur, un paysan inoffensif. Mais il semblait aux fugitifs qu’il y avait beaucoup de bergers, cette nuit-là, dans les montagnes du Montefeltro… Quels troupeaux gardaient-ils au juste ? Si l’on avait eu le loisir de les examiner, ou aurait pu voir briller quelque chose, sous leur manteau, qui n’était pas en forme de houlette... Comme on approchait de Monte Copiolo, une de ces ombres mouvantes vint droit aux fugitifs et les appela par leur nom. Tombait-on dans une embuscade ? Non. C’était un faux berger, mais un véritable ami. Il venait de la part d’un Urbinate fidèle, un certain Dionigi Agatoni de’ Maschi, de Sant’ Agata, pour servir de guide au duc d’Urbino. Ce Dionigi se trouvait présentement à Monte Copiolo ; il avait appris, la veille, l’invasion du