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s’en excuser, il me parla de lui, de son arrivée au Japon, et de ses ennemis, les missionnaires protestans. Il avait baissé les paupières, et je ne distinguais plus sur sa figure redevenue charmante que l’acuité du sourire. Sa douceur de parole et de manières, qui se reflète dans tout ce qu’il écrit, n’exprimait qu’une partie de son être : l’autre était irascible et passionnée. Enfin, comme l’heure s’avançait, il se leva. Mais, avant de me quitter : « Puisque vous aimez, me dit-il, quelques-unes de mes histoires japonaises, je veux vous en conter une dont vous ferez ce qu’il vous plaira. » Et il me conta l’histoire récente d’une pauvre fille japonaise mal convertie, qui avait jeté dans un torrent les tablettes funéraires de ses parens pour obéir à des diaconesses ennemies des superstitions idolâtriques, et que tout son village indigné avait chassée comme une sacrilège. Il en eût fait un chef-d’œuvre, sans doute. Je le remerciai du don royal dont il payait ma médiocre hospitalité. Et nous nous dimes adieu. Je ne l’ai jamais revu ; mais, pendant les quelques mois que je restai encore au Japon, je reçus plusieurs fois la visite de son plus intime ami japonais qu’il m’avait envoyé et qui était beaucoup moins discret que lui suit les vices du Japon moderne… Nous nous écrivîmes à de rares intervalles. La dernière lettre m’annonçait son désir de venir en France avec son fils aîné et de le laisser dans un de nos collèges. Il souhaitait que cet enfant apprît la langue française, la seule langue, me disait-il, où il lui semblait qu’il aurait pu rendre toutes les nuances de sa pensée. Il m’avait été reconnaissant, je crois, de n’avoir jamais cherché à franchir son enclos. Je ne devais y pénétrer qu’après la mort et le prêtre bouddhiste.

Je ne sais pas de roman plus curieux que l’aventure de cet homme. Il a vécu son exotisme comme Musset son romantisme, el, comme Musset, il est mort d’avoir voulu vivre son rêve. Mais cette histoire prend un sens plus large parce qu’elle se passe au Japon entre 1890 et 1905, c’est-à-dire pendant la période où le Japon travaille fiévreusement à s’européaniser. Européens et Japonais se comprendront-ils ? La cité japonaise s’ouvrira-t-elle à l’étranger qui lui apporte son intelligence, son travail, sa bonne volonté, son admiration, toute son âme ? La couronne de lauriers que des étudians offrirent à Lafcadio Hearn le jour de ses funérailles semble répondre à cette question. On y lisait : « À la mémoire de Lafcadio Hearn dont la