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objets d’art et des portraits aux murs ; mais l’autre, figurant la campagne, développait un parc avec un paysage d’automne, un lointain de bords de rivière et un grand vase sur une console dans le goût de Versailles ; il semblait admirable et emportait tous les suffrages. Derrière ces toiles peintes régnaient enfin les coulisses, avec un rang de cabines décorées du nom de loges, chacune munie d’une glace et d’une lampe électrique, et qui seraient habités ce soir par de vraies actrices de Paris !

Tel était le local étrange où un millier de jeunes gens entassés, officiers en tête, derrière les trois rangées de fauteuils diplomatiques, attendaient le bonheur. Ce soir, ils oubliaient la guerre. Une heure à l’avance, les bancs étaient déjà bondés comme les troisièmes classes d’une gare de permissionnaires, d’une multitude de têtes indistinctes, sous un éclairage de salle d’attente, — et toutes remplies, d’ailleurs, d’une même idée lumineuse : celle des choses inconnues qui allaient apparaître derrière le rideau magique inondé de l’éclat de la rampe. Des matelots n’ayant pu trouver de places au parterre, s’étaient juchés, les jambes ballantes, sur les fermes du comble, comme dans les haubans et les vergues d’un navire. Et c’était bien, en effet, cette salle gonflée d’impatience joyeuse, comme un grand vaisseau en partance pour le pays des songes.

Il y avait d’ailleurs, tout autour du théâtre, autant d’émoi qu’à l’intérieur, une seconde foule qui, n’ayant pu embarquer dans la salle, se tenait dehors comme celle qui salue sur les ports les départs de voyage, attendant quelques bribes de spectacle, ce qu’en attrape le badaud de la porte des théâtres, qui finit par connaître les acteurs et le répertoire comme un vrai abonné des loges. Le ciel, dans cette saison, se montrait favorable. L’été de Flandre a des sérénités exquises, des prolongemens de lumière jusqu’à dix heures du soir. Le jour n’en finit plus de mourir entre ces grandes surfaces réfléchissantes, ces vagues miroirs éclairans des dunes et de la mer. Une légère phosphorescence éternise jusque dans la nuit des parcelles de lumière. Cette foule extérieure formais un public en plein air, attendant son spectacle à lui, l’arrivée de la troupe, le passage des invités, faisant la haie jusqu’à la porte, discutant le programme, comme s’il était fait pour elle. On se nommait les acteurs : Sylvain, Dussane, Zambeolli, Meunier, BDrigett Nichol. On échangeait des souvenirs ; un marin faisait le