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UNE ÉTOILE PASSA…

était la première actrice qu’il eût rencontrée de sa vie, comme d’autres, au même âge, découvrent leur première femme du monde.

Letellier regardait cette folie d’un œil de blâme. C’était un officier sorti du rang, fort brave, qui adorait les chevaux et se méfiait des hommes. Trop pauvre pour se marier, il consacrait sa solde à l’entretien d’une sœur restée veuve avec deux enfans, dont la santé était pour lui un sujet de constant souci ; le couple formait ainsi un de ces vieux ménages de célibataires, où la présence des deux petits apportait l’intérêt d’une affection inquiète. Letellier était oncle comme on est père. Mais, en dehors de cette sœur, il tenait le genre féminin pour un abime de corruption et de scélératesse. Il détectait les femmes avec cette naïve horreur de ceux qui les ignorent, et qui n’est qu’une forme de la crainte : une peur un peu comique, une vraie peur de moine, bien amusante chez un soldat, d’autant que Letellier n’allait pas à la messe. Y avait-il dans son cas un de ces souvenirs qui empoisonnent une vie, un amour rebuté, quelque noire trahison de femme ? Personne n’avait moins la mine d’un héros de roman. Je pense que la timidité naturelle du vieux garçon expliquait assez son histoire sentimentale et l’aversion des femmes qui en était la conséquence. Il faut avouer que sa méfiance le rendait clairvoyant ; il avait deviné à quelle espèce de femme avait affaire son ami, et n’augurait rien de bon d’une telle aventure.

— S’amouracher d’une cabotine ! Je l’ai bien vu, disait-il dans son langage de cavalier, je l’ai vu tout de suite que c’est une petite rosse qui lui en fera voir de toutes les couleurs ; vous verrez, cela finira mal. Ah ! les femmes !... Qu’est-ce qu’elle est venue faire ici, leur sacrée invention de Théâtre aux armées ?...

Ainsi parlait le moraliste Letellier. Le coupable baissait la tête. Il savait bien, parbleu ! qu’il faisait une sottise ; mais il y a des momens où c’est presque une douceur et un besoin de souffrir.

C’est encore par Letellier que nous apprenions quelques circonstances du séjour de l’artiste. Pendant ces deux jours, le jeune homme l’avait suivie comme son ombre. Il s’était arrangé pour ne pas la quitter, s’était fait inviter aux mêmes diners qu’elle, passait son temps dans les coulisses, se conduisait en