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Il découvrit qu’il lui restait dans ce coin de Belgique une force absolument fraîche, comme il arrive qu’on retrouve une pièce d’or oubliée dans le fond d’un tiroir. La division fut relevée, et nous fûmes désignés, Herz, Lauvergeat et moi, pour partir avec elle.

C’était une révolution. Il fallait dire adieu à Nieuport, à la mer, aux campagnes flamandes où nous vivions depuis tant de mois ; nous allions nous jeter à notre tour dans la fournaise et voir ce qu’était devenue la guerre depuis la bataille de l’Yser. La guerre change vite de nos jours. Nous sautions à pieds joints deux ans, pour entrer dans la grande bagarre, en pleine tragédie.

Eugène manifestait sa joie d’aller à la bataille. Ce qui rendait surtout l’événement agréable, c’était la diversion de quelques jours de vacances. Certaines questions de commandement demeuraient en suspens. Nous étions nos maitres pendant cet intérim, dans une situation provisoire qui ne manquait pas de charme. Eugène se proposait de mettre ce temps à profit. Brigett avait promis d’accourir au premier signe : il lui télégraphia. On organiserait une soirée. La campagne commençait en partie de plaisir...

La petite ville de Bergues où nous nous installions pour notre première étape était la scène la mieux choisie pour un pareil Intermezzo. Tout y était fait à souhait pour quelques heures d’expectative, et pour rêver délicieusement aux vanités de la vie, parmi toutes les mélancolies charmantes du passé. Mes camarades étaient dehors toute la journée ; je restais pour écrire et garder la maison, ou je profitais de ma solitude pour visiter la ville. C’est une de ces petites cités du Nord, à beffroi et à carillons, endormie auprès de ses canaux comme ses exquises sœurs de Bruges et de Malines, avec ses souvenirs de grandeur espagnole, de conquête par Louis XIV, son passé d’éternelle proie poursuivant malgré tout une vie végétative de recueillement, de bien-être et de silence. Elle a des coins de béguinage, de petites places ombragées, des jardins étroits dont les branches passent entre de vieux murs ; elle a les ruines de son abbaye au milieu de ses remparts, ses trésors étincelans dans les ombres de son église. On se trouvait là tout à coup en dehors de la guerre, dans un petit monde enchanté, pareil à ceux où les curieux allaient chercher naguère l’oubli