Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 44.djvu/613

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
609
UNE ÉTOILE PASSA…

donc, si ce n’est pour l’auteur de la Fée des dunes ? Ce n’était assurément pas pour ce maladroit de Benjamin, dont la mine disait assez toute la déconfiture : il avait cet air de chien battu qu’ont les amoureux éconduits. Eugène le plaignait presque. Mais quoi ? Il avait réellement tout fait pour s’effacer. Était-ce sa faute si l’artiste préférait le poète, et si le talent s’accordait au talent ?

Eugène avait appris dans la journée d’autres bonnes nouvelles. Les ordres de Chantilly étaient connus. Lauvergeat partait seul avec la division ; Herz et moi-même étions rappelés à Nieuport. Eugène voyait donc s’éloigner son rival. Tout le favorisait. Dans cette salle aux trois quarts vide, il n’apercevait que son triomphe, y trouvait un sujet de satisfaction sans mélange. Pendant que les artistes s’évertuaient, et que chacun suait la gêne d’une fête manquée, il s’applaudissait de son œuvre, comme dans ces représentations de drames wagnériens qu’un roi fou se faisait donner pour lui tout seul.

Le souper fut contraint. Benjamin n’ouvrit pas la bouche. Il était aussi gai que le spectre de Banquo. Les convives bâillaient et n’y comprenaient rien. Brigett se montra parfaite de tact, de dignité ; personne ne put la soupçonner d’être en bonne fortune ; elle ne permit aucun hommage, parla de son mari. Elle observa la nuance de discrète mélancolie qui convient à un repas d’adieux. Elle eut la mine de circonstance, l’air d’une amie de la famille dans un diner funèbre. Elle fut inimitable de décence cérémonieuse. Seul Eugène, au milieu du silence général, exhalait une verve inaltérable. Il était à son aise, jovial, badin, faisant les honneurs de la table et les frais de la conversation ; il déploya tout son esprit, jugea la situation, déclara les Allemands battus, le péril conjuré à Verdun ; il regrettait sans doute de ne pas y aller voir, et enviait cette chance à son camarade Lauvergeat. Mais celui-ci arriverait après la bataille. « Rassurez-vous, madame, il ne court aucun danger ! » Et il passait à des sujets musicaux, littéraires, développait ses vues et ses préférences au théâtre. Il prenait le silence consterné de la table pour de l’admiration. Il était heureux : il brillait.

Il pérorait encore trois heures après minuit, dans la voiture qui nous ramenait à Nieuport. Rien de plus sot qu’un auteur qui vous rebat les oreilles des beautés de sa pièce ; Herz était