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son royaume, qui avait voulu lui ravir sa femme, son honneur, sa vie. Malgré toute son habitude du monde, il ne trouvait pas de sujet propre à leur fournir à tous deux un discours agréable. Peut-être revoyait-il, en cet instant, les longues routes qu’il avait dû faire, traqué, malade, pour échapper au lasso de ce chasseur obstiné, les escaliers de l’exil « si durs à gravir, » les portes et les visages fermés devant lui, par crainte des représailles du vainqueur… En tout cas, la scène était si nouvelle, si exemplaire des vicissitudes humaines, qu’elle frappa vivement les contemporains. On en trouve le témoignage ému dans une lettre écrite le lendemain et, cinquante ans plus tard environ, une fresque fut peinte par Taddeo Zucchero, dans la villa de Guidobaldo II, à Sant’ Angelo in Vado, pour en perpétuer le souvenir.

Enfin, la nature courtoise du duc prit le dessus. Il se découvrit, fit quelques pas vers son ennemi et, comme celui-ci était toujours prosterné, des deux mains il le releva. Puis il lui dit qu’il l’écoutait. Grave imprudence avec un si beau parleur ! C’était un suppliant qui gémissait à terre : ce fut un orateur qui se releva. Il parla. Il commença par jeter du lest : il avoua tout, il se repentit de tout. Puis il plaida sa jeunesse, son inexpérience, les perfides conseils, « l’impossibilité où se trouve celui qui est né avec une âme fière de résister aux séductions du pouvoir…, » son père, enfin, qu’il renia froidement. Il mit tout sur le compte de « la bestialitá di papa Alessandro. » Quant à sa façon de faire la politique et la guerre, c’est vrai, elle avait été impitoyable ; mais il combattait des ennemis impitoyables aussi. On ne pouvait les vaincre autrement.

Ayant ainsi déblayé le terrain, il passa à son panégyrique. C’était toujours le même : il n’avait attaqué personne. Il n’avait fait que se défendre, — défendre l’Église contre ses ennemis… Lui, un usurpateur du bien d’autrui !… Non, non, mais un « récupérateur » des biens enlevés jadis au Saint-Siège ! Car, enfin, tous ces duchés, principautés, « vicariats » avaient fait partie, jadis, du domaine de l’Église. Les successeurs d’Alexandre VI étaient trop heureux qu’il eût fait ces conquêtes : ils n’avaient qu’à se baisser pour prendre ce qu’il avait apporté ! Quant aux peuples, loin de les opprimer, il les libérait… Tyranniser, lui, allons donc ! Au contraire, anéantir les tyrans : tel avait été le but de sa vie. Et, en effet, là où il