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çaient à lui paraître moins détestables depuis qu’il en était le bénéficiaire, — être propriétaire ou ne l’être pas, créant une optique fort différente de la propriété. Il s’agissait donc, pour Jules II, de sauvegarder l’œuvre, tout en châtiant l’ouvrier. Or, l’ouvrier tenait encore à l’œuvre, par mille fils qu’il avait eu grand soin de solidement ourdir. Des gens à lui dévouer occupaient encore les forteresses de Forli et de Gesena et ne les voulaient point rendre. Il est vrai qu’ils ne pouvaient point non plus indéfiniment les garder et défendre contre tout le monde, et qu’il les leur faudrait, un jour ou l’autre, rendre à quelqu’un. Mais ils pouvaient, tout aussi bien, les rendre aux ennemis du Saint-Siège qu’au Saint-Siège lui-même. Tel était le nœud de l’affaire. Pour empêcher cette mésaventure, il fallait négocier avec eux, et César, seul, le pouvait. Il fallait donc ménager César.

Jules II le ménageait un peu comme le chat ménage la souris : il le laissait prendre un peu de champ, aller jusqu’à Ostie, par exemple, puis le rattrapait d’un coup de griffe. Ce manège dura plusieurs mois au bout desquels, César, ayant définitivement enjoint à ses lieutenans de se rendre, fut définitivement perdu. On le laissa, cette fois, s’en aller jusqu’à Naples où il tomba dans les filets de Gonzalve de Cordoue et ne reparut plus sur la scène. Il allait jouer les seconds rôles, et même moins encore, en Espagne, jusqu’à ce qu’une mort obscure achevât le « rien » qu’il s’était donné comme alternative à la destinée de César. La pieuse sorcière de Mantoue avait vu plus juste que le profond Machiavel : Borgia avait « passé comme un feu de paille. »

Comment ce feu a-t-il pu durer assez longtemps pour embraser toute l’Italie, et faut-il invoquer une déchéance morale particulière à ce pays ou à cette époque, pour expliquer qu’un Borgia pût y régner sans soulever une réprobation unanime ? Telle est la question qui se pose naturellement à l’esprit, quand on considère la carrière du Valentinois. Mais elle repose, elle-même, sur un postulat très contestable, ou pour mieux dire, tout à fait faux. Car l’Italie n’a point acclamé, ni approuvé, ni même tacitement excusé les Borgia : elle les a subis. Elle les a subis, parce qu’ils étaient, les plus forts, et ils étaient les plus forts, parce qu’ils étaient soutenus par l’Étranger. Voilà ce qu’on trouve, lorsqu’on va « à la réalité effective des choses, » comme Borgia, lui-même, y allait. Il