Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 45.djvu/186

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’Empereur n’avait pas été atteint. Ou le vit sauter à terre et, tandis qu’on arrêtait l’assassin, se porter au secours des victimes. Mais à peine avait-il fait quelques pas qu’une bombe jetée entre ses jambes par un complice le couchait sur le sol, les membres fracassés. Transporté au palais, il expira en y arrivant sans avoir pu prononcer une parole.

Qu’une fin aussi effroyable, due à des vengeances accumulées et inassouvies, eût dénoué l’existence d’un despote tel que Nicolas Ier, on ne s’en étonnerait pas ; on ne saurait voir dans le forfait commis sur sa personne que l’effet foudroyant, effroyable et rigoureusement logique, d’une œuvre de justice, Mais ce châtiment, lorsqu’il s’exerce sur un être doux et humain, tel qu’Alexandre II qui s’était donné pour tâche en montant sur le trône de rendre heureux ses sujets, ne s’expliquerait plus, ne se comprendrait plus, si nous ne nous rappelions que maintes fois, dans l’histoire de l’humanité, à tous les degrés de l’édifice social, chez les puissans et chez les humbles, on a vu les innocens payer pour les coupables et les responsabilités encourues par les ancêtres peser sur les descendans. On dirait même que dans les familles régnantes, les choses se passent ainsi en vertu d’une loi mystérieuse, mais implacable, aussi vieille que le monde civilisé, et qu’on retrouve toujours plus ou moins, à la source des révolutions qui ont brisé tant de couronnes. En tout cas, on peut dire d’Alexandre II que si cette loi existe, il en a été la victime, elle a pesé sur lui dès le début de son règne de tout le poids du lourd héritage qu’il avait reçu de son père, et, assurément, il ne méritait pas que le destin lui fût aussi cruel, alors que, lorsqu’il périt, il s’efforçait de préparer son peuple aux pratiques de la liberté. C’était la tâche qu’il léguait à son fils Alexandre III. Elle serait glorieuse, mais on se demandait déjà si le nouveau Tsar était de taille à l’accomplir, et la question, il faut bien le reconnaître, suggérait plus de craintes que d’espérances.


ERNEST DAUDET.