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serviles, qu’il lui suffit d’une hauteur pour s’y rappeler les riantes fictions de la Fable et les souvenirs de l’histoire. » Avramiotti déplore une telle rapidité : « Voilà pourquoi, volant sur les cimes de l’Olympe et du Pinde, il place à son gré les villes, les temples et les édifices. » Avramiotti a raison ; mais Chateaubriand se fie à son génie et n’a pas tort. Les Notes critiques d’Avramiotti sont ennuyeuses : l’Itinéraire si beau, est amusant. Mais, tout en voyageant avec génie, Chateaubriand devait compter, en Amérique, avec les difficultés de la route. M. Bédier prouve que Chateaubriand fit une heureuse excursion de Baltimore au Niagara, en passant par Philadelphie, New-York, Boston et Albany. Pour les régions qu’il n’a pas visitées et qu’il a décrites magnifiquement, l’auteur du Voyage en Amérique a utilisé les livres des voyageurs : ’ le jésuite François-Xavier de Charlevoix, William Bartram, Jonathan Carver, Le Page du Pratz et Bonnet ; M. Dick ajoute un Italien, Beltrami.

Ces résultats d’une critique honnête et sûre semblaient acquis. Un professeur à l’Université de Californie, M. Gilbert Chinard, s’est avisé de les contrôler à son tour. Il vient de publier un savant ouvrage, L’exotisme américain dans l’œuvre de Chateaubriand : très savant ouvrage et d’une agréable lecture. Dès la première page, il montre de la mauvaise humeur et de l’indignation vive contre les commentateurs que les remarques de M. Bédier d’abord et celles de M. Dick ont persuadés. Alors, on s’attend qu’il démontre que Chateaubriand fit tout le voyage, descendit l’Ohio et le Mississipi jusqu’aux Natchez, explora la Louisiane et les Florides. Pas du tout ! « Quels que fussent les moyens de transport dont disposait Chateaubriand, il n’a pu faire le voyage… » Le voyage de la Louisiane et des Florides… M. Chinard, avec une excellente méthode, a examiné l’itinéraire et, pour ainsi dire, l’horaire des autres voyageurs : il n’en a pas trouvé un seul qui ait franchi cette distance dans le temps où il faudrait que Chateaubriand l’eût franchie pour prendre à Philadelphie le bateau dès le 10 décembre. Et supposons, dit-il, que Chateaubriand n’ait pas perdu un jour, afin de réparer sa pirogue, afin de reposer son cheval, afin de se reposer ; admettons qu’il ait traversé sans nul incident ce pays tout hanté de pillards ; dispensons-le des hasards, des orages, des aventures ; admirons avec joie qu’il n’ait point laissé sa vie dans une entreprise folle et impossible : nous n’avons pas résolu le problème. Une difficulté subsiste ; et c’est M. Chinard qui l’a signalée. Dans les quatre ou cinq années qui ont précédé le séjour de Chateaubriand en Amérique, la région de l’Ohio avait subi maintes