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sauvagesses : il les leur faisait accepter, mais elles ne les gardaient pas longtemps, voire s’il essayait de les persuader « à grands coups de fouet, » dit-il. D’autres voyageurs prenaient leur parti d’une ingénuité qui leur semblait tantôt ridicule et tantôt belle. Les plus indulgens furent des jésuites, qui étaient partis pour évangéliser le nouveau monde et qui, là-bas, trouvaient une société mêlée de vertus et de vices, où les vices ne l’emportaient pas du tout sur les vertus plus que chez nous. Les sauvages menaient une vie de communauté, que les religieux préféraient au particularisme des mondains en Europe. Et, secondement, ces jésuites étaient pour la plupart des régens de collège, férus de l’antiquité : ils s’amusèrent à se figurer que les sauvages d’Amérique avaient beaucoup d’analogie avec les Grecs de l’Iliade et de l’Odyssée. L’un d’eux, le Père Lafitau, précieux écrivain, composa et dédia au régent Philippe d’Orléans un gros ouvrage intitulé Les mœurs des sauvages américains comparées aux mœurs des premiers temps. Il comparait Achille à un Huron ; et Ulysse, « plaisant roi » d’une ile de quelques lieues carrées, il le comparait à un chef indien. Et il disait : « J’ai un singulier plaisir à lire le poème d’Apollonius de Rhodes sur l’expédition des Argonautes, à cause de la ressemblance parfaite que je trouve dans toute la suite de l’ouvrage entre ces héros fameux de l’antiquité et les Barbares du temps présent, dans leurs voyages et dans leurs entreprises militaires. » Le Père Lafitau élaborait une opinion très ingénieuse et que Joubert a formulée ainsi : « Les sauvages, qui sont l’antiquité moderne… « Or, cette réunion de la sauvagerie et de l’antiquité, c’est la poésie même des Natchez. « Il est une coutume parmi ces peuples de la nature, coutume que l’on trouve autrefois chez les Hellènes : tout guerrier se choisit un ami… » L’amitié d’Outougamiz et de René rappelle les amitiés anciennes d’Oreste et Pylade, de Nisus et Euryale. Et dans les Natchez, maintes fois, l’usage et les pratiques familières des sauvages ont un caractère homérique ou virgilien ; c’est une pareille simplicité un peu solennelle et c’est une naïveté arrangée. Chateaubriand se plaisait à composer un idéal étrange et complexe où il joignait deux époques : il assemble, dans les Martyrs, la muse païenne et là chrétienne,

Mais surtout, les sauvages devinrent, pour les rêveurs de la vieille Europe, le symbole de la liberté. De bonne heure, on imagina volontiers que la solitude américaine fût peuplée de « philosophes nus, » qui n’avaient pas nos préjugés, nos croyances lourdes et nos docilités aux tyrannies sociales et religieuses : on leur attribua une