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entretenir, et qui s’anémiait de ce que le physique n’est point assez nourri ; toucher à la fois, d’un « direct, » les ennemis du dehors, et, d’un revers, les adversaires du dedans, Tchèques et Yougo-Slaves, en déclenchant brusquement une machine à double détente. C’était malin, astucieux, perfide; mais le malheur, pour ceux qui tirent ces sortes de ficelles, est qu’ils en oublient presque toujours une, ou qu’il y en a toujours une qu’ils ne connaissent pas : par quoi la mécanique a des retours violens et leur saute au nez. D’ailleurs, dans le fond et dans la forme, cette affaire est absurde. Nos amis d’Italie diraient que c’est une belle « turlupinature. »

Le 2 avril, le comte Czernin, ministre impérial et royal des Affaires étrangères, donnait audience au bourgmestre et à quelques membres du Conseil municipal de Vienne, qui n’étaient pas gais. Le maire, M. Weisskirchner, s’était plaint de l’aggravation croissante de la misère, en dépit des succès si hautement vantés. Le traité avec la Roumanie était déjà paraphé, près d’être signé; la paix était rétablie sur tout le front oriental, de la Baltique à la mer Noire. Puisque le ravitaillement de la monarchie austro-hongroise en dépendait, et qu’ainsi il était en corrélation, en connexion avec la politique générale, qu’est-ce que le maire de Vienne, qu’est-ce que la Délégation du Conseil municipal, en pouvaient, en devaient dire à la population affamée? En somme, la question était simple: Aurons-nous ou n’aurons-nous pas à manger? Dans cette paix du pain, où est le pain? Au lieu de répondre, M. le comte Czernin se lança dans une dissertation en un nombre incalculable de paragraphes, parlant de tout, excepté de ce qu’on lui demandait. Il promena à travers le monde les conseillers municipaux pétrifiés d’un étonnement admiratif, et, dès son exorde, les emmena en Amérique, où il eut pour M. Wilson toute espèce d’égards, puis, par contraste, revenu en Europe, tomba à poings fermés sur M. Clemenceau.

Voici textuellement le passage. Le début en est d’une solennité étudiée; c’est une forme de « précaution oratoire, pour prévenir les auditeurs, frapper les lecteurs et souligner d’un trait fort l’importance de la soi-disant révélation. « J’en atteste Dieu! jure le comte Czernin. Nous avons fait tout ce qui était possible pour éviter une nouvelle offensive. L’Entente ne l’a pas voulu. M. Clemenceau, quelque temps avant le commencement de l’offensive sur le front occidental, une fit demander si j’étais prêt à entrer en négociations et sur quelles bases. Je répondis immédiatement, d’accord avec Berlin, que j’étais prêt à ces négociations et que je ne voyais aucun obstacle à la paix