Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 45.djvu/352

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


XI. — LE THÉ CHEZ LE SULTAN

On frappe à ma porte. Aschkoun ? répond, comme un écho, au bruit du heurtoir qui retombe, la voix de la servante, accourant du-fond du patio. Aschkoun ? Qui est là ? cri chantant, un peu alarmé, que jette à l’inconnu de la rue la maison arabe inquiète et toujours si jalouse de défendre sa vie cachée.

C’est un mokhazni du Sultan, avec son bonnet pointu et son poignard suspendu à l’épaule par une cordelette de soie. Il m’apporte une chose étrange, la plus singulière peut-être, la plus déconcertante à coup sûr que m’ait encore présentée ce pays : un simple carton de bristol, un carton gravé à Paris, qui, d’ordre de Sa Majesté chérifienne, m’invite à prendre le thé au palais.

Jamais la rapidité des changemens que nous apportons ici ne m’était apparue d’une façon si matérielle et si banalement saisissante. Il n’y a pas dix ans de cela, les ambassadeurs eux-mêmes, les bachadours de France et d’Angleterre, n’avaient jamais accès dans une demeure de sultan. Sous un soleil torride ou une pluie diluvienne, dans quelque cour désolée, au milieu de mokhaznis impassibles en apparence, mais qui riaient d’eux en secret, ils attendaient pendant des heures qu’une porte s’ouvrît et que le Sultan daignât paraître, pour leur donner audience, du haut de son cheval, sous un parasol vert… Dix ans à peine, et aujourd’hui ce carton de bristol !… Je le tourne et le retourne, comme un numismate interroge une curieuse pièce de monnaie. Et vraiment, la plus rare des pièces phéniciennes qu’on pourrait découvrir dans ce pays, la trouvaille de l’objet le plus lointain qui porterait son témoignage sur une civilisation disparue, ne seraient pas plus chargées d’histoire que ce petit bout de carton.

A l’écart de la ville, sur le plateau désert où le grand et Mansour avait rêvé d’étendre les maisons de Rabat, s’élève le château du Sultan. On aperçoit de loin ses grands murs de chaux, vive, tantôt achevés en terrasses, tantôt couverts de ces tuiles brillantes, d’un vert profond de nénuphar, qui font l’ornement des mosquées et des demeures opulentes. De vastes espaces de sable, de pierraille et de palmiers nains, entre des remparts crénelés, s’étendent alentour, isolant prodigieusement