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coreligionnaires, en faisant parler au Sultan par des lèvres charmantes ?

Plus loin, au détour d’un couloir, je rencontre quatre personnages, gras et soufflés, à la molle figure pétrie dans le plus noir mastic. Leurs gros yeux blancs qui roulent dans le sombre cadran de leurs faces avec un air de vigilance éternelle, semblent garder les plus tristes secrets. Que j’ai de plaisir à les voir, ces légendaires eunuques, qui soudain m’apparaissent comme au tournant d’un conte des Mille et une Nuits ! Le plus grand, le plus gras, le plus somptueusement vêtu, et d’une laideur de vieux singe méchant, donne des ordres d’une voix flûtée et s’éloigne au fond d’un couloir. Je le suis… mais des yeux seulement, dans le mystère de cette vie cachée, où le carton de bristol ne m’invite pas à pénétrer. Bientôt, même dans ce palais, on ne les verra plus, ces amers gardiens du Sérail. Ils venaient de Constantinople ; mais là-bas ils se font rares et de plus en plus chers. Est-ce l’aurore des temps prédits par le jeune Tunisien ? La liberté va-t-elle enfin régner dans les harems, depuis les rives du Bosphore jusqu’aux cimes de l’Atlas ?… A mesure qu’ils disparaissent, on les remplace par des enfans, qu’on écarte des femmes dès qu’ils commencent à devenir dangereux. Ah ! quel poète romantique, quel Byron, quel Alfred de Musset, quelle Mme Desbordes-Valmore composera la dernière élégie sur la mort du dernier eunuque !

Depuis quelques minutes, arrive à nos oreilles un bruit de voix rapides, perçantes, monotones, ce bruit de lecture coranique qu’on n’est jamais bien longtemps sans entendre lorsqu’on erre au hasard dans les rues d’une ville arabe. Près de nous, quelque part, il y a des enfans accroupis autour d’un maître d’école. En voici quelques-uns qui, sans doute, ont échappé à la gaule de leur taleb, et du fond d’un réduit s’amusent à nous regarder passer. Dans cette troupe de capuchons et de burnous fort modestes, très usagés, longtemps traînés dans la poussière, je n’aurais certes pas distingué le descendant des Chérifs, l’héritier présomptif de l’antique majesté moghrabine, le jeune Moulay Idriss, fils aîné du Sultan, si le médecin du palais ne me l’avait montré qui s’abritait, pour nous voir, derrière une énorme négresse chargée de lourds bijoux d’argent, et dont la large ceinture de Fez, tissée de vingt couleurs, retenait des mamelles capables d’allaiter tous les enfans du harem.