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verger où, dans le crépuscule, les fruits d’or brillent sous les feuilles comme des lampes d’Aladin. Je voudrais revoir tout cela, et je ne le peux plus. Ce palais, qui un instant s’est entr’ouvert à ma curiosité, s’est replié sur lui-même. Des siècles de nouveau m’en séparent. Et j’aurais beau montrer mon carton de bristol, la porte ne s’ouvrirait pas.


XII. — LE MOUSSEM DE NOTRE CIVILISATION

C’est aujourd’hui vendredi. Dans le grand cimetière de la dune, pas un burnous, pas un haïck n’est venu s’asseoir sur les tombes ; pas un maître d’école n’a mené son petit troupeau d’enfans fleuris chantonner le Coran au milieu des pierres funèbres : on se croirait un jour ordinaire de la semaine ; et peut-être, depuis qu’il y a des tombes en ce lieu, jamais la solitude n’a été si complète.

Sur le plateau ordinairement désert où s’élève le palais du Sultan, près des grands aguedals vides, la foire de Rabat vient de s’ouvrir ; et tout le monde, délaissant les morts, est allé voir la fête de notre civilisation. Même ardeur au plaisir que, l’autre jour, sur la lande, au moussem de Sidi Moussa. Devant les baraques de bois, je retrouve les riches bourgeois de Rabat et de Salé que je voyais, au moussem, nonchalamment étendus sous les tentes blanches et noires, pleines de piété, de paresse, de contemplation, de musique ; je retrouve les cavaliers qui lançaient leurs fantasias entre la Casbah ruinée et le tombeau du ramasseur d’épaves ; et je revois aussi tous ces gens en délire qui se passionnaient, là-bas, pour les exercices étranges, l’ivresse, l’exaltation sacrée, le sang qui coule sur la joue, la chevelure qui se défait, la bave qui écume aux lèvres, le corps qui se contorsionne et se brise au milieu du cercle obstiné qui frappe le sol en cadence… Voilà tous les cercles rompus, les rondes arrêtées, les prières suspendues. Dans quels sous-sols, dans quelles tanières, les nègres musiciens ont-ils laissé leurs instrumens ? Les hachettes des Hamadcha encore ensanglantées, toutes noires de sang caillé, sont accrochées à la muraille ; les tambourins et les musettes relégués dans un coin. Les personnages pieux ont laissé là leurs chapelets ; on a soufflé sur les dernières bougies ; les chansons andalouses ont suspendu leur concert qui semblait inépuisable ; le poème du regret cesse de résonner