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Après tant d’autres conquérans, voici que notre heure a sonné. La destinée remet ce pays dans nos mains ; et, au lieu de se lamenter, il faut se réjouir, car, si nous n’étions pas venus, d’autres auraient pris notre place, d’autres maîtres plus brutaux. Par une chance unique, la fortune a voulu qu’un esprit ferme et clairvoyant, une intelligente tendresse pour l’âme de ces vieux pays ait policé ici la civilisation, lui ait enlevé son venin et cette dureté qu’a presque toujours la puissance. En Algérie, pendant un siècle, nous nous sommes organisés sans tenir compte de l’Islam, et nous avons tué trop de choses, — de celles qu’on ne remplace jamais. Là-bas, la fête arabe est finie… Au Maroc, nous voulons moins être des conquérans que des conseillers et des guides. Là où l’immobilité ressemblait trop à la mort, nous avons apporté la vie, et nulle part on ne pourrait dire : Ici vous avez ravagé. Dans cet immense bled, qu’envahit derrière moi le crépuscule, nous avons construit des routes, défriché des terrains, pacifié des tribus, aménagé des ports, bâti des cités nouvelles ; nous avons retenu sur le bord de l’abîme de vieilles choses qui s’écroulaient, et que les indigènes eux-mêmes laissaient aller à la ruine ; nous avons sauvé des métiers, retrouvé les modèles de belles choses oubliées, remis les artisans sur la trace de leur génie d’autrefois. En moins de dix années, nous avons accompli sans violence ce qu’il nous a fallu cinquante ans de sanglans efforts pour réaliser en Algérie. Les sentimens, les traditions, les mœurs, les autorités héréditaires, tout a été respecté. Nous n’avons pas brutalisé l’âme du vieux Moghreb ; et devant moi, ce soir, ces deux cités d’Islam, si paisibles sous la lumière déclinante, peuvent s’endormir dans leurs murailles, au moins avec l’illusion qu’elles ont gardé leur secret. »

Ainsi s’en va ma rêverie, essayant de se reconnaître dans ces pensées contradictoires, tandis que devant les baraques, les burnous blancs ou bruns continuent d’aller et venir devant nos mille inventions, filles de la dernière heure du temps. Sans doute, sont-ils aussi surpris que je l’étais moi-même, l’autre jour, au milieu des cercles magiques. Mais devant les phonographes qui leur emplissent les oreilles de nos airs et de nos chansons ; devant l’aéroplane qui emporte au fond de l’azur un prince du lointain Tafilalet ; devant le cinématographe dont la toile blanche se peuple des aventures saugrenues de