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Leur désir de vivre avait quelque chose d’héroïque. Je disais au soleil qui les attirait : « Soleil, triompheras-tu ? » Et puis, je voyais l’eau qui ne diminuait pas assez vite, et je tremblais : Ils n’arriveront pas ! Demain, je les verrai morts sur la vase… A la fin, le soleil a triomphé. Avant mon départ, toutes les belles fleurs de cire s’étalaient sur l’eau. Voyez-vous, mon petit, devant cela, je n’ai pu me défendre de réfléchir. Vous, moi, tous les chercheurs, nous sommes de petites têtes noyées sous un lac d’ignorance et nous tendons le cou, avec une touchante unanimité, vers une lumière passionnément voulue. Sous quels soleils s’épanouiront nos intelligences, lorsqu’elles arriveront au jour ?… Il faut qu’il y ait un soleil !… » (La Nouvelle Idole.)


Poète, enfin, M. de Curel a le don d’associer aux drames de l’âme la nature elle-même. Dans le Repas du lion, dans les Fossiles surtout, elle apparaît comme le cadre le mieux approprié à l’action.

Dès les premières scènes des Fossiles, par-delà la grande salle gothique à l’aspect sévère, nous devinons la forêt immense, perdue sous la neige, peuplée de bêtes fauves. Et tout le long de la pièce, le vent hurle derrière les portes, les fauves hurlent sous les fenêtres… Décor sauvage et magnifique, où ne peut se dérouler qu’une tragédie grandiose et terrible.

Mais la nature n’est pas seulement un milieu où vivent les personnages. Elle est leur éducatrice, leur conseillère, et les plus forts d’entre eux lui doivent quelque chose de leur âme. Jean de Sancy a reçu de la forêt son imagination de rêveur, son indépendance et sa-fougue de chasseur. Il y trouve le refuge naturel de ses mélancolies, et comme un sanctuaire pour sa nostalgie d’aristocrate. Pareillement Robert de Chantemelle, dont l’âme de chasseur est l’âme d’un artiste : « J’ai été passionné pour la chasse, et ce n’était pas uniquement la rage de tuer des animaux : non, il y avait autre chose, l’épaisseur du fourré, un sentiment d’inconnu… J’écoutais avec délices les coups de vent arriver dans la futaie, s’annoncer au loin par un bruit de flots, s’approcher, grandir lentement, mystérieusement, et tout à coup la crinière des bouleaux et la toison des hêtres s’agitaient sur ma tête : j’étais dans le tourbillon ! Et puis les sangliers qui accourent en brisant les perches, en pliant le