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de ces destructions est telle qu’elle finit par paraître grandiose, presque à l’égal des grandes convulsions du globe. Quand on regarde les photographies d’Ypres prises, de haut en bas, à 400 mètres, en avion, par l’Australian official, on croit être devant des fouilles faites sur un terrain autrefois comblé par l’éruption d’un Vésuve du Nord ; l’échiquier des rues et des places se devine encore, mais à peine ; les fondations des maisons et des palais se dessinent ça et là en géométral. Quelques pans de murs, miraculeusement préservés, se dressent par endroits : c’est un spectacle qu’on n’aurait jamais attendu des temps modernes, Le crime des Allemands, ce n’est pas d’avoir commis des actes dont les siècles passés n’avaient jamais donné l’exemple et d’ouvrir une ère nouvelle dans l’histoire : c’est, au contraire, d’avoir renouvelé la barbarie des siècles morts, barbarie jugée et condamnée, dès longtemps, par la conscience universelle ; c’est d’avoir l’ait apparaître, en plein XXe siècle, l’âme d’un Charles le Téméraire brûlant Dînant et Liège, d’un Alphonse d’Este faisant un canon d’une statue de Michel-Ange, ou de ces archers qui, à Milan, dans la cour du Castello, prenaient pour cible le monument équestre de Sforza par Léonard de Vinci.

Ce n’est donc pas la première fois qu’on a détruit des chefs-d’œuvre, mais c’est la première fois que cette destruction a eu un tel retentissement dans les âmes, des « harmoniques » aussi longues, quasi infinies. Ainsi, ce n’est pas la guerre qui a tant changé : c’est nous, — nous tous à l’exception des Allemands lesquels semblent être restés contemporains, des époques où ces sacrilèges paraissaient naturels à tout le monde. Vainement, avaient-ils accumulé, — sans doute pour donner le change au monde civilisé, — leurs écoles d’art, leurs instituts ou missions archéologiques et l’innommable fatras de leur érudition sans lumière et de leur esthétique sans tendresse : ce n’était qu’une façade. Des canons Krupp étaient derrière, prêts à bombarder les cathédrales si savamment décrites par eux en ces monographies, qui apparaissent maintenant ce qu’elles étaient réellement : des nécrologies. A la lueur des incendies de Reims ou d’Amiens, tout le monde aperçoit ce que la lecture de leurs ouvrages sur l’Art aurait suffi à nous révéler : une indifférence profonde et peut-être une haine secrète pour la Beauté.

On comprend que ces Ruines nous soient doublement