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chaque seconde l’espace désert. Voilà comment nous avons passé notre hiver[1]. »

Lors d’une attaque, l’animation est plus grande. Toutefois, il n’y a plus les charges de cavalerie qui donnaient aux peintres l’occasion d’appliquer leur science du cheval, et des dernières découvertes de la chronophotographie, ni la ruée montante des assauts en masses serrées, comme celui de Constantine, ni le récif des bataillons formés en carré, submergé par les vagues de la cavalerie, comme ceux de Waterloo, ni même les surprises de l’embuscade, de maison à maison, qui fournirent à Neuville tant d’épisodes pittoresques. Tous les témoins, dans leurs notes ou dans leurs croquis, nous montrent des hommes dispersés s’avançant rapidement, mais sans mouvements démonstratifs ni même révélateurs de leur action, le fusil à la main, comme à la chasse, posément, comme s’ils faisaient une promenade. Ils ne s’arrêtent pas pour tirer. On tire sur eux, mais ceux qui tirent sont invisibles, — cachés dans des trous, des « nids à mitrailleuses, » ou à plusieurs lieues de là, les canons. Toute l’action est dans les rafales de l’artillerie, qu’on ne voit pas, dont on ne voit que les effets : çà et là un homme s’affaisse comme pris d’un mal subit. Toute la beauté on l’élégance, si l’on peut dire, est dans les âmes qu’on ne voit pas davantage. Toute l’union et la cohésion est dans les volontés qui ne sont pas des objets qu’on puisse représenter par des lignes et des couleurs. En apparence et pour l’œil, ces hommes marchent sans lien, sans guide, sans but. Ce qui fait la beauté dramatique de cette promenade, c’est le passage incessant de l’obus ou la pluie de balles, qu’on n’aperçoit point, ou encore des gaz asphyxiants qui n’ont pas une forme plastique assez définie pour qu’on la représente. La fumée enveloppe, d’ailleurs le peu de combattants que l’artiste pourrait peindre.

Le soldat lui-même se détache fort peu sur le milieu

  1. Cf. la Revue du 1er juin 1911, Craintes et espérances pour l’Art : « Le peintre ne peut donc montrer deux armées aux prises. Il pourrait se borner à montrer les gestes d’un seul parti, mais les gestes particuliers au combat se réduisent à fort peu de chose. Ils ne diffèrent plus sensiblement des gestes d’un mécanicien, d’un arpenteur, d’un affûteur ou d’un cavalier ordinaire, en pleine paix. Les uniformes mêmes pâlissent. Le tableau de bataille n’est donc plus qu’un paysage animé par des fumées, bouleversé par des retranchements, traversé par des ambulanciers, des télégraphistes, des automobiles, des bicyclistes : il peut y avoir, là, des sujets pittoresques, mais sans rien qui montre la lutte ou la bataille. »