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aventures, franchissant une zone de feu comme on saute un obstacle, semant des bombes ou des signaux comme en un rallye paper, prenant ses notes ou ses photographies comme un touriste que le pays intéresse, flegmatique et précis, attentif à ne rien négliger de ce qui touche la sûreté de l’armée sous ses ailes, insouciant de sa propre vie et de sa mort, dédaigneux de toute attitude et de tout geste, chevaleresque, poli, distant, éphémère : tel est ce héros quasi fabuleux. Les Grecs en auraient fait un dieu ou, au moins, un être aimé des Dieux. Or, on ne trouve pas plus son portrait dans les plus modernes figures de « lignards » ou de mobiles, chez Neuville, que dans les Léonidas de David. Il faut le créer. Il mérite bien qu’un grand artiste vienne qui nous le révèle.

Mais ce n’est pas tout. Un des traits les plus marquants de cette guerre est un mélange de races tel que depuis les Croisades il ne s’en était pas vu de pareil. Comme les Expositions universelles, elle déracine, mais bien plus profondément, parce qu’elle dure plus longtemps et jette les déracinés dans des rencontres tragiques où le tréfonds de l’âme parait. Elle révèle l’humanité à elle-même. Ce n’est pas sans une stupeur, d’ailleurs joyeuse, que le paysan de France a vu passer devant sa porte, — pour peu que sa porte s’ouvrit sur une grande route, — les Anglais athlétiques et rieurs, assis, leurs grandes jambes pendantes, sur d’immenses fourgons ; les Sénégalais au rire blanc dans des faces noires, furieux seulement d’être appelés « nègres ; » les Hindous cérémonieux et graves, qui demandaient des chèvres et qui offraient des bagues ; les Marocains hautains et agiles ; les colosses blonds de l’Ukraine au sourire enfantin ; les mystérieux Annamites aux yeux bridés ; les Portugais bruns et lestes ; enfin, les Américains gigantesques, glabres et fastueux.

Ce défilé hétéroclite de tous les peuples accourus au secours de la civilisation, qui exerce si fort la verve des gens du Simplicissimus, n’est pas seulement une démonstration éclatante de l’horreur qu’inspire le Pangermanisme jusqu’aux confins extrêmes du monde habité : c’est une bonne fortune pour le peintre. Jamais il n’a eu sous les yeux telle abondance de modèles. Jamais il n’a pu si aisément faire une étude comparative des caractères de races. On ne voit guère que Venise, au XVIe siècle, qui ait fourni à ses artistes quelque chose