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faisant boire leurs petits chevaux à selles rouges, mettaient une gaieté de bazar.

Court répit ! Depuis le matin, les apparences avaient perdu leur cordialité passagère, et le désarroi s’aggravait d’heure en heure. Les estafettes avaient repassé, filant à grande allure vers l’arrière ; la fusillade, propagée comme un incendie, gagnait les villages voisins d’où nos troupes se repliaient ; des voitures d’ambulance rentraient, lourdes d’hommes meurtris. À l’horizon, les drachen avaient surgi nombreux, annonçant la survenue de l’artillerie lourde qui, bientôt après, délogeait de ses obus aux profondes détonations graves, les batteries de campagne ; on vit celles-ci couper à travers champs, tirées à grandes secousses par leurs attelages nerveux.

Maintenant, toutes les rues de la ville étaient engorgées, et les femmes paraissaient aux portes avec des paquets à la main, regardant les shrapnells concentrer autour du clocher leurs flocons blancs. Au milieu de la place, un grand tas de paille diminuait, attaqué par les corvées fourmillantes. Les hommes se jetaient sur les jonchées fraîches, à plat ventre. Une lourde anxiété s’épandait avec le crépuscule humide.


Au fort de la nuit, un mouvement nombreux prit naissance parmi l’ombre des rues et le silence inquiétant des voix. On arracha de la paille les hommes stupides de sommeil, et, après l’appel chuchoté, de longues files se formèrent. Les voitures démarraient, les moteurs ronflaient au ralenti. Tout ce qui pouvait marcher ou rouler se mit en route.

La canonnade, qui ne visait plus la ville, persistait alentour ; on apercevait aux échappées des rues des fermes incendiées brûlant haut. Vers le pont de Dixmude, unique voie de retraite, un écoulement continu émanait de la grand’place, réservoir où la pâle foisonnante, malaxée par les piétinements, s’allongeait, s’étirait peu à peu en veines distinctes qui s’engageaient dans l’avenue. Les motocyclistes s’insinuaient entre les escadrons et les autos processionnaires. Dans les compagnies laminées par les files de voitures, les fantassins s’égrenaient. Les goumiers, pied à terre, accrochés de la main à la queue des chevaux, formaient la chaîne pour ne pas se laisser couper. Les fourgons et les prolonges alternaient, et parfois, semblables à des blocs d’ombre en rehaut sur la nuit, énormes et